Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/435

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bonhomie charmante de sa physionomie. Suivant l’heureuse expression de George Eliot, « il roule son large fauteuil sur le devant de la scène et se met à babiller avec nous dans toute la robuste aisance de sa belle prose anglaise. » Il est très vrai, et c’est l’essentiel, que Fielding reste aimable en dépit de tout. Son excellente éducation classique le préserve des grâces affectées qui rendent certains humoristes si insupportables. Cependant on nous permettra de dire que, si son « babil » ne nous agace jamais, il n’est pas toujours très intéressant, véritable babil en ce point, et même de trouver que le grand écrivain dépasse quelquefois la mesure d’une juste complaisance pour lui-même et se regarde un peu trop écrire. Malgré la pudeur qu’on éprouve à se séparer des juges les plus compétens, j’oserai avouer tout bas que je ne puis partager l’extrême admiration de la critique anglaise pour les dix-huit prologues des dix-huit livres de Tom Jones. Sans parler de la petite épreuve qu’ils font subir à la patience du lecteur avide de connaître la suite de l’histoire, ils me semblent, pour la plupart, assez insignifians. Ils se composent, en majeure partie, des lieux-communs d’une morale et d’une esthétique plus solides que piquantes et plus sensées qu’originales. L’auteur insiste beaucoup (je ne sais pas pourquoi) sur la peine que lui ont coûté ces prologues, « plus difficiles à écrire que tout le reste de son œuvre : » on s’en aperçoit trop, et ils ressemblent un peu à des pensums que le joyeux conteur se serait volontairement et bien inutilement imposés. Inutilement ? je me trompe, puisque cet effort a servi sa gloire. Par un vieil artifice qui réussit presque toujours, Fielding a désarmé d’avance la critique en se critiquant le premier. Quel pédant oserait reprocher à ses prologues leur superfluité, leurs lenteurs, leur défaut d’appropriation spéciale aux livres qu’ils précèdent, puisque l’auteur lui-même confesse tout de bonne grâce ? Mais si Fielding se fait, en homme habile, quelques petites critiques, il s’adresse surtout de grands complimens, et à force de répéter qu’il est le fondateur d’un genre nouveau en littérature, que pas un romancier avant lui n’avait pris la nature pour modèle, il a réussi à en convaincre le monde un peu plus que cela n’est strictement vrai.

M. Brunetière a remarqué que cette prétention d’inaugurer dans le roman le règne de la nature est affichée partout, principalement à partir de Richardson et de Jean-Jacques, et, même auparavant, il la découvre jusque sous la plume de Crébillon fils. On pourrait étendre presque indéfiniment le champ de cette remarque, circonscrite au roman par celui qui l’a faite, et l’on en viendrait bientôt à se demander si, dans quelque genre que ce soit, l’imitation de la nature n’a pas été toujours le mot d’ordre de tous les artistes. Pour ne pas remonter plus haut que notre grand Corneille, il a voulu