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une œuvre d’art qu’un traité didactique mêlé à une confession personnelle sous forme de roman, et on ne devrait pas oublier, en jugeant cet ouvrage, la première phrase de la dédicace à Ralph Allen, qui avait aidé l’auteur de ses conseils et de son argent : « Le présent livre a sincèrement pour but de servir la cause du bien en signalant quelques-uns des maux les plus crians, tant publics que privés, dont souffre notre patrie. » Voilà pourquoi on rencontre dans Amelia de longues discussions sur des questions politiques et des problèmes sociaux, qu’il est permis de trouver moins divertissantes que celles du squire Western avec sa sœur, mais qui attestent le grave intérêt que prenait Fielding à ce qui doit être le premier (ou le second) sujet des réflexions de tout homme sérieux. Voilà aussi pourquoi le magistrat de Bow Street nous oblige à passer avec lui de longues heures dans l’atmosphère maussade et malsaine des prisons, où nous pouvons regretter l’air pur et le ciel brillant de Tom Jones ; mais il fallait dénoncer en détail de monstrueux abus que Fielding avait observés de près, et dont le pire était sans doute que, dans l’intérieur d’une prison, l’argent pouvait procurer à un criminel toute espèce de facilités, jusqu’à sa délivrance inclusivement, pendant que, faute du shilling nécessaire, un pauvre innocent, oublié là, risquait de succomber à la vermine et à la faim. L’auteur signale en outre les bizarreries de la législation criminelle, et cela peut être fort intéressant, mais d’un intérêt historique ou juridique, qui n’est pas précisément celui qu’on attend d’un roman. Plus étrangères encore au sujet sont certaines conversations littéraires, hors-d’œuvre pédantesques, véritables placages, sans aucune espèce de rapport ni avec l’action, ni avec les acteurs, et où il ne faut voir en effet que de vieux débris de comédies oubliées, utilisés sans façon pour la construction de l’œuvre nouvelle. Enfin, plusieurs scènes sont des souvenirs de la vie de Fielding, et ont, comme documens autobiographiques, un prix incontestable, mais n’ont pas été fondues avec assez de soin dans l’ensemble de la fiction. Pour toutes ces raisons, Amelia manque essentiellement d’unité artistique, quelles que soient la beauté et l’importance de la figure centrale.

Le sujet principal du roman est l’histoire d’un ménage pauvre, dans lequel le mari est un honnête homme, bien intentionné, capable de grands repentirs, mais faible, infidèle à son admirable femme et compromettant par ses imprudences le petit budget domestique. Le capitaine Booth est moins sympathique que Tom Jones, quoi qu’en ait dit Thackeray, par la simple raison qu’il est marié, qu’il est plus âgé, et que ses défaillances ne sont point rachetées par des qualités aussi brillantes. Mais il a la componction profonde qui fait un peu défaut au jeune Tom.