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sombres de ces femmes n’était peut-être pas étranger à mes dispositions belliqueuses. Toujours est-il qu’un matin j’ôtai l’écharpe noire et jaune, et, quelques jours après, je me présentais devant le prince Nicolas, à Cettigne.

Je ne tardai pas à m’apercevoir que mon dévoûment fraternel pour les Monténégrins embarrassait un peu ce poète chevaleresque. Je reçus de lui l’accueil le plus cordial, mais que pouvait-il faire de moi dans une armée qui n’en était pas une, et qui ne se composait pas de soldats !

Aujourd’hui, les Serbes ne font pas la guerre autrement que les Français, les Italiens, les Anglais, ouïes Allemands. De même que ces peuples, il leur faut combattre en rase campagne, et ils ne peuvent plus se passer de la discipline militaire. Tandis que la Czernagora (Monténégro), c’est le Tyrol slave, le Tyrol de 1809. Les chefs, comme les simples soldats, sortent du peuple, et la manière toute particulière de combattre des Monténégrins rend superflue la direction d’officiers étrangers.

Néanmoins, on m’attacha, comme une sorte d’aide-de-camp, à un terrible voïvode, le kniäs (prince) Karaditch, et je reçus l’ordre d’aller m’installer chez lui.

Tout le monde s’empressait de faire ses préparatifs de départ. C’était un va-et-vient continuel, de sorte que malgré toute la sollicitude de l’hospitalité slave, je ne voyais que fort peu mon hôte et sa famille. Je passais la plus grande partie de mon temps à parcourir les ravins des environs et à guetter les renards et les martres.

La première fois que, assis sur une pierre, dans la montagne, je promenai mes regards sur les horizons lointains, je compris pourquoi on avait donné à ce pays le nom étrange de Monténégro. Ce sont, en effet, des montagnes noires qui forment son territoire si étroitement limité. Loin, très loin, les regards errent sur des montagnes de pierre calcaire, déboisées, nues, d’un gris noirâtre, sillonnées partout de fissures profondes. Un océan de vagues pétrifiées, gigantesques, dont le silence inspire la terreur. Puis, dans un autre lointain doré, la vraie mer où dansent de petites voiles et des étincelles de soleil, qui font ressembler l’azur des flots au manteau bleu de la mère de Dieu, parsemé d’étoiles.

Tout le pays est comme une immense forteresse, et chaque maison comme un poste retranché. La montagne n’est traversée que par des sentiers qui ondulent comme d’énormes serpens qui dormiraient sous les chauds rayons du soleil.

Quelle sauvage mélancolie !

Dans cette solitude imposante, en lutte perpétuelle avec les