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l’Évangéliste de la miséricorde et de la bonté. L’antiquité, dans sa prédilection pour les symboles, a donné à Marc le lion comme emblème, et à Luc, la victime, le taureau qu’on égorge. À toutes les pages de son œuvre, on reconnaît Celui qui sauve et qui pardonne, ce « Fils de l’homme, venu, non pour perdre, mais pour sauver, non pour juger, mais pour pardonner. »

L’ouvrage a été sûrement composé avant les Actes, qui en sont la continuation ; et comme ces derniers s’arrêtent à la fin du second séjour de Paul à Rome, il faut placer la rédaction de l’Évangile avant l’année 64.

La persécution de Néron contre les chrétiens obligea Luc à fuir la capitale de l’Empire, où Paul mourut ; et l’Évangile qu’il y avait écrit lut emporté par lui en Achaïe et en Béotie, où il avait cherché refuge[1].

Vers la moitié du Ier siècle, lorsque l’esprit qui animait l’Église la dilatait, emportant ses apôtres à la conquête de l’Empire, à travers les provinces d’Asie et de Grèce, la foi naissante n’y rencontra pas seulement l’hostilité des Juifs, elle se heurta aux doctrines païennes et à la kabbale juive, à cet ensemble d’opinions qui formaient la sagesse des civilisés de ce temps. Cet obstacle était plus redoutable que les persécutions : celles-ci n’atteignaient que le corps, tandis que la philosophie humaine pouvait corrompre la foi et la parole de Jésus.

Parmi les convertis du paganisme, beaucoup étaient imbus de cette fausse sagesse. Tous les siècles et toutes les civilisations se ressemblent. L’homme n’échappe jamais aux influences de son milieu, il en subit les doctrines, comme il en subit les mœurs, même sans raisonner et, le plus souvent, sans les comprendre.

Les doctrines qui composaient alors l’atmosphère intellectuelle, religieuse et morale, ont pris un peu plus tard le nom de gnosticisme : mélange confus de monisme, de panthéisme, de dualisme, de fatalisme, de théurgie et d’ascétisme bizarre, amalgame de spéculations sur le principe des choses et sur l’univers.

Deux courans dominaient : l’un partait d’un monisme outré qui flattait la doctrine unitaire des Juifs ; l’autre s’inspirait d’un dualisme irréductible.

Ceux qui suivaient le premier concevaient Dieu comme une unité transcendante et abstraite, dégagé de toute relation avec le monde et impénétrable en lui-même.

L’univers était le produit de forces intermédiaires, impersonnelles, émanées du principe silencieux et inconnu. L’une de ces forces, l’un de ces Éons, comme on les appelait, était le Logos ou

  1. Jérôme, De vir illustr., C, VII.