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Le poète s’étonne et s’indigne de cet excès d’aveuglement. «Non! s’écrie-t-il, non, tu n’es pas une fille du tiède Midi, tu es un vigoureux rejeton des froides et blondes contrées du Nord. Et pourtant, on dit que tu aimes la tiédeur que le vent du Sud t’apporte, comme un air étouffant, des lieux empestés d’où il souffle. Tu ne vois donc pas qu’il flétrit l’herbe des prairies de la Flandre, lorsqu’il n’amène pas l’orage au-dessus d’elles? »

Après l’avertissement, le conseil.

« Sois fidèle à ton passé! reste digne de tes origines flamandes! Sois Flamande de cœur et Flamande d’esprit. Flamande par la langue, et Flamande par les mœurs! c’est à ce prix que tu seras prospère et glorieuse. »

Dans les vers qu’il adresse à Bruges, le poète reprend le même thème. Si Gand est la décadence, Bruges, c’est la mort. Comme la vierge qui vient de s’endormir de l’éternel sommeil, la Venise du nord a gardé sa royale beauté, ennoblie, idéalisée encore par l’immobilité et le silence. Mais si la cité de pierre est restée debout avec ses églises, ses halles, ses maisons pittoresques qui se mirent dans l’eau dormante des canaux, le fourmillement de la foule, le bruit du travail, les bourdonnemens de l’activité humaine, le rayonnement de la pensée, le souffle de la vie, s’en sont retirés, et peut-être pour jamais. Pourquoi? Ledeganck va le dire :

« Parce que tu as perdu la fierté de ton existence propre ; parce que, insoucieuse, tu as oublié ton originalité flamande, parce que tu as échangé tes trésors les plus chers pour des oripeaux étrangers. »

Lorsqu’il passe à Anvers, qui représente la vie, l’activité, la richesse, le progrès, l’avenir enfin, Ledeganck revient une fois encore à son idée maîtresse, et il attribue la prospérité, le développement rapide de « la reine de l’Escaut » à ce qu’aujourd’hui comme jadis « sa langue et ses mœurs sont flamandes, sans mélange. »

Le point de vue est certes étroit et incomplet, et la décadence de Bruges et de Gand, comme les progrès de leur heureuse héritière, ont des causes plus profondes que la manière de se vêtir et de s’amuser, ou même que l’usage de tel ou tel idiome. Mais, poète et artiste, Ledeganck avait le droit de s’arrêter à la superficie, et il est d’une sincérité absolue dans son aversion pour le « Gaulois écervelé. » Cantonné dans sa vie étroite de petit bourgeois de petite ville, qui mange du poulet aux quatre grandes fêtes, fait cadeau à sa femme d’une robe neuve à Pâques, et se paie chaque année un voyage en famille au chef-lieu de sa province,