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portait, cet homme si sagace, à qui rien n’échappait, a compromis à plusieurs reprises sa fortune politique. Peut-être est-ce l’excès même de sa finesse, l’abus du sens critique qui lui a nui. Quoiqu’il méprisât beaucoup les hommes, il raffinait trop sur les moyens de les prendre et de les mener. Comme on l’a dit, quand il essaya d’user de son influence auprès de lady Suffolk et de lady Yarmouth pour gouverner le roi, il échoua piteusement, et, si grossières que fussent les plaisanteries de Robert Walpole, si ridicules que fussent les cajoleries et les simagrées du duc de Newcastle, il dut leur céder l’honneur de jouer les premiers rôles, et fut plus souvent dans l’opposition qu’au pouvoir.

Il avait dit lui-même qu’il n’y a que deux bonnes manières d’occuper sa vie, qu’il faut faire des choses dignes d’être écrites ou écrire des choses dignes d’être lues. Celui de ses contemporains qu’il admirait le plus, lord Bolingbroke, avait employé ses loisirs forcés à écrire des livres qu’on ne lit plus beaucoup, mais qui furent très goûtés en leur temps. Chesterfield ne se soucia jamais d’être un écrivain. Il avait été intimement lié avec les plus grands hommes de lettres de son époque, Addison, Swift, Pope, Gay, Johnson, et il prétendait que toutes les fois qu’il s’était trouvé dans leur compagnie, il s’était senti plus glorieux que s’il avait été en présence de tous les souverains de l’Europe. Il avait connu Algarotti, Montesquieu, Voltaire pour qui il professait un culte, lui sachant un gré infini d’avoir le premier écrit l’histoire à l’usage des gens qui connaissent le monde et les affaires. Mais il ne voulut jamais être en littérature qu’un dilettante, un jouisseur. Il s’inclinait devant les maîtres, il dédaignait les virtuoses.

Quelle que fût la supériorité de son esprit, quelques preuves de capacité politique qu’il eût données, Chesterfield serait fort oublié aujourd’hui s’il n’avait eu, comme on sait, le bonheur d’avoir un fils naturel : c’est ce fils, né en 1732, qui a sauvé sa mémoire, qui lui a procuré l’occasion de se faire une place parmi les plus illustres épistolaires. Cet enfant avait à peine sept ans lorsque son père se mit en tête de lui servir de précepteur, de mentor, et de le faire profiter de son expérience consommée et de son ironique sagesse, en engageant avec lui une correspondance qui a duré trente années et n’a été connue du public que par une indiscrétion de femme. Philippe Stanhope mourut en 1768, et quelques années plus tard, dans une vue de spéculation, sa veuve s’avisa de publier toutes les lettres qu’il avait reçues de son père. On y mit opposition, des poursuites furent commencées, l’affaire se termina par un compromis, et Mme Stanhope reçut plus de 1,500 livres de l’éditeur. Cette publication fit grand bruit; à la fin du siècle, les fameuses lettres en étaient à leur douzième édition.

Tout le monde les a lues, ces fameuses lettres; mais personne ne se doutait que tout à fait sur le tard, lord Chesterfield avait entrepris