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une seconde éducation et entretenu une autre correspondance avec un petit parent assez éloigné, nommé lui aussi Philippe Stanhope, qui était son filleul et devait être l’héritier de ses titres et de ses biens. C’est ce second recueil de lettres enfouies dans des archives de famille que vient de publier lord Carnarvon, à qui son beau-père, le sixième comte de Chesterfield, les avait léguées[1].

Ce second traité d’éducation sous forme de lettres, quoique beaucoup moins important que le premier, fait grand honneur à la vieillesse attristée et solitaire de Chesterfield. Dès 1752, il avait été affligé de l’infirmité la plus cruelle pour un homme qui a la passion des commerces et des entretiens. Une surdité croissante l’avait contraint de renoncer aux affaires d’abord, puis au monde. Il s’était retiré dans sa maison. Il passait des journées entières dans sa bibliothèque, où il avait gravé cette inscription :


Nunc veterum libris, nunc somno et inertibus horis
Ducere sollicitæ jucunda oblivia vitæ.


C’était surtout par la lecture, comme le lui conseillait son cher Horace, qu’il se procurait « les doux oublis d’une vie inquiète. « Il ne s’ennuyait pas, mais à de certaines heures le regret le hantait, et il serait tombé dans la mélancolie s’il n’avait eu « le don de gouverner son imagination et le soin de ne pas ajouter des maux fictifs aux maux réels.» Il écrivait à son fils au mois de mai 1759 : « Je ne suis plus que le fantôme de mon moi; je me promène ici dans le silence et la solitude, comme il convient aux fantômes, avec cette seule différence que je me promène le jour et que les autres revenans ne se montrent guère qu’à minuit. » Et six ans plus tard : « Ma santé est meilleure que je n’avais le droit de l’espérer. Toutefois je décline par degrés, mais c’est un aimable dépérissement. Je ne roulerai pas au bas de la colline, je m’y laisserai glisser tout doucement. » Et à quelques mois de là : « Je sens les approches et les premiers froids de l’automne. Les feuilles des arbres tombent rapidement et semblent m’inviter à les suivre, ce que je ferai sans répugnance, étant extrêmement las de ce sot monde. »

Il n’avait jamais eu grand goût pour les chevaux, les chiens et la chasse : « Mangez du gibier, disait-il; mais ne soyez pas votre propre boucher. » La plus belle maison de campagne lui avait toujours paru un triste lieu d’exil. Bretby, avec son grand parc, ses grandes cours et ses allées tirées au cordeau, n’avait aucun charme pour lui; il en parlait comme d’un séjour d’horreur et de désespoir où les corbeaux et les effraies pouvaient seuls se plaire. Je ne me souviens pas qu’il y ait

  1. Letters of Philip Dormer fourth carl of Chesterfield to his godson and successor, edited from the originals by the earl of Carnarvon. Oxford, 1890.