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ce libertin qui avait prouvé qu’un homme de plaisirs peut être un grand homme d’affaires, et dont le seul tort était d’avoir compromis les talens les plus heureux par les intempérances et les gros plaisirs d’une jeunesse trop orageuse. « Pourquoi ne seriez-vous pas un Bolingbroke, mais un Bolingbroke plus maître de lui et gouvernant mieux sa vie? »

C’est ce même idéal qu’il proposait à son petit filleul, et pour se mettre à sa portée, il lui écrivait des lettres dont la morale peut se résumer ainsi : « Mon cher petit gaillard, ne soyez pas comme beaucoup de vos compatriotes un ours à deux pattes. Ayez les Visigoths en horreur, et pour ne leur ressembler en rien, ne fourrez jamais vos doigts dans votre nez, ne mettez pas vos coudes sur la table, regardez en face les gens qui vous parlent, et si vous voulez dire à une dame de condition que vous avez été à sa porte pour lui rendre visite, ne lui dites pas brusquement : « Je suis allé chez vous. « Il faut lui dire : « Madame, j’ai tâché d’avoir l’honneur de vous faire ma cour. » Ceci n’est rien, mon cher petit égrillard. Apprenez à marcher, à manger, à danser, à saluer comme un vrai gentleman. Si vous ne deviez être jamais qu’un gentilhomme campagnard ou un honnête Hottentot, tout serait fini entre nous. Soyez attentif à vos plaisirs comme à vos études. Pour être heureux sur cette terre, il faut être aimé et respecté ; c’est à force d’attention que vous vous rendrez respectable par votre mérite, c’est par vos attentions que vous passerez pour un homme aimable. Comment les jésuites ont-ils fait leur chemin dans le monde ? Ils ont toujours étudié l’art de plaire. Méprisez les sots et les drôles, mais que votre mépris soit courtois ! Ces gens-là forment les trois quarts du genre humain, et s’ils ne sont pas respectables, ils sont dangereux. Tout excès est fâcheux. Soyez à la fois diligent et méthodique, unissez l’ardeur de l’esprit à la circonspection, La plus agréable des danses est le menuet, parce que la mesure n’en est ni trop vive ni trop lente. Quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez, réglez toutes vos actions et toutes vos paroles sur le mouvement d’un menuet. Apprenez d’un grand homme qui s’appelait Socrate qu’il faut sacrifier aux grâces. Suppliez-les de vous accompagner dans tous les hasards de votre vie, et faites-leur le sacrifice de vos accès d’humeur et de vos indolences. Elles vous récompenseront de votre effort en vous donnant le je ne sais quoi. C’est une grande chose que le je ne sais quoi. Il inspire aux hommes un préjugé en notre faveur, et c’est par les préjugés des hommes qu’on arrive à tout. Dieu vous bénisse, mon petit coquin, et dans ce monde et dans l’autre! » Ce n’était encore là qu’un cours d’enseignement primaire; dans le cours supérieur, s’il avait assez vécu pour l’écrire, il aurait initié aux grands mystères cet élève bien préparé, et sans doute il l’eût engagé à se mettre bien vite en quête d’un bon arrangement et d’une jolie petite décrotteuse.