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Le cynisme est la forme brutale de la franchise, et si l’on considère que la parfaite franchise est la qualité qui manque le plus à la littérature courante de nos voisins, qu’ils n’accordent qu’à leurs écrivains de génie le droit d’être tout à fait sincères, on pardonnera plus facilement à Chesterfield les crudités de son langage et l’effronterie de sa sagesse. Ce qu’on a plus de peine à excuser, c’est sa tendance à réduire toute la morale au principe de l’intérêt personnel. Quel que fût son mépris pour la philosophie et les abstractions, il était par son utilitarisme pratique un disciple de Locke, et autant que David Hume, un précurseur de Bentham.

Il prêche la philanthropie, la tolérance, et si ses préceptes sont souvent généreux, ses principes ne le sont jamais. Les hommes, selon lui, se valent à peu près les uns les autres et ne sont après tout que d’assez méchans animaux. Nous nous croyons des êtres raisonnables; mais s’adresser à notre raison, c’est en user comme ces maladroits qui font leur cour à un premier ministre sans influence et négligent le favori, seul dispensateur de toutes les grâces. Nos favoris et nos maîtresses sont nos préjugés, et nos préjugés naissent de nos passions. Tout homme a sa passion dominante, qu’il faut tâcher de découvrir pour pouvoir s’en garer ou s’en servir. Mais par un vice de nature, il y a en nous tant de fragilité et d’inconséquence, que nous ne sommes pas même capables d’être fidèles à nos passions. Il en résulte que les vrais motifs de notre conduite sont souvent enveloppés d’un impénétrable mystère et que la plupart de nos actions sont les filles de la fortune et du caprice. « Un souper frugal, une bonne nuit et une belle matinée ont souvent fait un héros du même homme qui, par le fait d’une indigestion, d’une insomnie et d’une matinée pluvieuse, se serait comporté comme un couard. » L’homme étant une créature si misérable, pourquoi faut-il être philanthrope? C’est qu’étant tous des créatures très incomplètes, nous avons tous besoin les uns des autres, du domestique qui cire nos bottes, comme du souverain qui dispense les faveurs, et qu’on ne prend pas les mouches avec du vinaigre.

Pourquoi Philippe Stanhope doit-il apprendre à plaire? C’est qu’il placera ainsi son mérite à de gros intérêts. Pourquoi l’engage-t-on à acquérir certaines vertus? C’est qu’elles donnent de la considération, que la considération engendre la confiance, et que la confiance est un revenu. « Le colonel Chartres, qui est, je crois, le plus insigne et le plus fieffé gredin des trois royaumes, était si sensible aux inconvéniens d’une mauvaise réputation que je lui ai entendu dire qu’il ne donnerait pas un liard de la vertu, mais qu’il donnerait bien 10,000 livres pour avoir une bonne réputation, parce qu’elle lui servirait à en gagner 100,000. » Mais, s’il y a des qualités utiles, il y a des défauts et des vices qui ne le sont pas moins, et le plus utile de tous est la vanité. « Il n’est point de passion, écrivait-il à son fils, au mois de novembre