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naissent du néant, et le peu que nous avons d’être nous cache la vue de l’infini. » De même pour les sens : « Nous n’apercevons rien d’extrême. Trop de bruit nous assourdit... Nous ne sentons ni l’extrême chaud ni l’extrême froid. » Ces assimilations de la catégorie de la qualité à celle de la quantité ne sont pas en tout exactes ; car si elles l’étaient, on ne pourrait pas plus dire de l’homme qu’il est bon ou mauvais en soi qu’on ne peut dire qu’il est en soi grand ou petit physiquement; son moral serait aussi indifférent à sa dignité que son physique. Mais il existe, au point de vue de l’estimation, une différence foncière entre ces deux catégories. Dans celle de la quantité, une valeur quelconque finie n’est ni grande ni petite par elle-même; la série est homogène de l’infiniment petit à l’infiniment grand, elle ne se partage pas en grandes valeurs finies et en petites valeurs finies. Dans la catégorie de la qualité, au contraire, la série du pire au parfait est discontinue et n’est pas homogène; elle se partage en valeurs bonnes et en valeurs mauvaises, et dans chaque portion une valeur quelconque garde sa qualité de bonne ou de mauvaise, qu’elle soit plus ou moins l’un ou l’autre, de même qu’une valeur quantitative quelconque reste quantitative, qu’elle soit plus ou moins élevée.

Dans le superbe morceau d’où nous avons tiré les citations précédentes, Pascal présente seulement le côté pessimiste de sa pensée touchant la dignité humaine. Il faut en rapprocher l’autre côté, tout optimiste, que nous avons examiné le premier. Ainsi complétée, il la résume avec une énergie singulière dans les paroles suivantes : « Quelle chimère est-ce donc que l’homme? quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers. » — « … S’il se vante, je l’abaisse; s’il s’abaisse, je le vante, et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. »


V.

Ce monstre est exactement celui que nous découvre la lecture des historiens, des observateurs moralistes, dont le plus curieux souci est de relever les contradictions du cœur humain; des poètes et des artistes, dont les aspirations se combattent sans cesse. Notre expérience propre nous fait surprendre, en nous-même comme en autrui, des instincts et des élans terriblement opposés. Nous ne pouvons concilier ces contraires avec l’unité de la personne morale. Le monstre est incompréhensible. Cependant, il existe