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lorsqu’après avoir été premier ministre du bey de Tunis, il fut devenu grand-vizir du sultan de Constantinople. Sans idée de retour, attaché à l’un des premiers postes de la cour ottomane, il songea prudemment à réaliser les immeubles que le bey Ali, dans sa munificence, lui avait donnés. Ses compatriotes de Tunis, non moins prudemment, refusèrent ses propositions de vente. Ils craignaient une confiscation tout à fait probable, puisqu’il s’agissait des biens d’un ministre disgracié. Khérédine-Pacha, — très heureusement pour lui, — était très versé dans les lois et les usages musulmans; il avait eu soin que ses titres de propriété fussent en règle ; de plus, avant son départ, il avait placé ses biens sous la protection de la France, sachant que, sous une telle égide, ils seraient en sûreté. Une société marseillaise, au capital de 60 millions de francs, fit au grand-vizir des propositions qu’il jugea avantageuses puisque, par une lettre du 5 avril 1880, — avant le traité de Kasr-Saïd, — il s’engageait à lui céder tous les biens qu’il possédait en Tunisie. L’entourage du bey et les partis hostiles à la France ne l’entendirent pas ainsi. A la première nouvelle du contrat, une coalition fut formée contre les acheteurs français, et des intrigues sans nombre se tramèrent pour de jouer d’abord leurs espérances, ensuite pour jouer leurs personnes. A cet effet, une société italienne fut créée pour être substituée auprès du pacha à la société française; 500,000 francs furent offerts à M. Albert Rey, l’administrateur de celle-ci, s’il voulait la trahir; puis, ce qui était sérieux en pays musulman, un groupe, composé de membres du gouvernement beylical et de capitalistes italiens, se forma pour préparer, au sujet de l’Enfida, l’exercice de la cheffaa ou droit de préemption.

La cheffaa est, certes, une des dispositions les plus étonnantes de la jurisprudence musulmane, et il est heureux qu’elle ne sévisse qu’en pays barbaresques. Elle consiste, ainsi que l’explique M. H. Chevalier-Rufigny, dans un mémoire que j’ai sous les yeux et auquel j’emprunte l’historique de cette curieuse affaire, en ce que le propriétaire d’un immeuble contigu à un immeuble vendu, a la faculté de se substituer à l’acquéreur de cet immeuble et d’en devenir lui-même propriétaire, en remboursant, bien entendu, le prix exact de la vente. Comprend-on bien? Vous avez une maison que vous désirez vendre; si votre voisin la veut pour lui, la loi musulmane vous contraint à la lui livrer ! Ce droit singulier s’explique, en Afrique, par la préoccupation de sauvegarder la propriété des tribus, et le plus rationnel est de la considérer comme une conception politique. Toutefois, la loi parut tellement excessive à quelques-uns qu’on découvrit deux moyens de s’en préserver. Et les moyens sont peut-être plus extraordinaires que la loi elle-même. Le premier consiste à exclure de la vente, au profit du