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une idée de la métamorphose subie par la Byzacène des Romains sous la domination arabe. Et que de richesses archéologiques éparses dans ces campagnes désertes ! On les heurte partout du pied, jusque sur les hauteurs qui, à l’ouest, dominent la plaine. Il est un monument au pied duquel vous passerez et qui vous rappellera, à s’y méprendre, le monument élevé à Caecilia Metella, ce tombeau d’un si bel effet sur la voie Appienne. On l’appelle le Château de feu. Au XVe siècle, et même au XVIe, les Arabes en avaient fait un phare. Oh! les Arabes, avec leurs marteaux de démolition et leurs troupeaux rongeurs, qu’ont-ils fait de ce pays autrefois tellement peuplé, tellement fertile, qu’un historien romain rapporte que l’on pouvait aller d’Hadrumète, la Sousse actuelle, à Carthage, à l’ombre de jardins! Cette voie ombragée traversait, paraît-il, dans toute sa longueur, les terres de l’Enfida. Voici, d’après un témoin oculaire, dans quel état misérable était ce domaine lorsque, en 1882, la Société franco-africaine, qui en était propriétaire, commença ses travaux : «D’immenses plaines incultes, des montagnes couvertes d’une végétation rabougrie, des thuyas écimés, dévorés par les chèvres, d’énormes buissons de lentisques d’un vert sombre, d’oliviers non greffés, de grandes étendues cachées sous les épines des jujubiers sauvages, çà et là quelques beaux caroubiers, de grands jardins de cactus; autour de ces jardins, quelques tentes arabes, de rares caravanes venant du sud et cheminant pas à pas. Tel était l’aspect de l’Enfida en 1882. » A quoi il faut ajouter, pour compléter ce triste tableau, un pays déboisé, des sources obstruées, des jardins disparus, des eaux mal dirigées changeant de lit chaque année, des canaux rompus ou ensablés, des terres mal cultivées et sans aucun assolement, des engins de travail grossiers, les puits eux-mêmes bouchés, une population agricole misérable et s’élevant à peine à quelques milliers d’âmes.

Actuellement, c’est-à-dire depuis 1886, 300 hectares de l’Enfida ont été plantés de vignes. J’ai bu, sur place, du produit de ces vignes, j’en ai bu transporté en Europe, et si, comme qualité et goût, les vins rouges et blancs laissent peu de chose à désirer, il n’en est que plus fâcheux que les frais de transport, et surtout les droits de douane, dont ils étaient frappés à Marseille, en aient longtemps rendu l’acquisition coûteuse. Cela ne pouvait durer; il était impossible qu’après avoir adopté la Tunisie, la France en traitât les produits comme s’ils venaient d’une terre étrangère quelconque. A la faute de ne pas s’être annexé la Tunisie, lorsqu’il était facile de le faire, on ajoutait celle de causer la ruine des colons qui étaient venus y porter leurs capitaux.