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blanche; ce sont les murs de Kairouan, murs sacrés qui devaient si bien préserver la ville sainte du contact et de la souillure de nos troupiers. A l’une des portes bastionnées, veille une forte garde de turcos qui, à notre vue, ne témoignèrent ni surprise, ni empressement à nous indiquer la direction de l’hôtel dont nous leur disions le nom. Ce fut un Français, à tenue correcte, tout de noir vêtu, dont le chapeau à haute forme nous jeta dans un profond étonnement, qui vint à notre secours. Ce personnage, qui semblait vraiment heureux de nous venir en aide et de voir des compatriotes, était le commissaire de police de la ville. L’humble fonctionnaire vous inspirera une subite sympathie dès qu’il vous apprendra qu’il est seul de son emploi dans cette cité de 20,000 âmes, et que, si ses noirs vêtemens tranchent désagréablement sur la multitude des burnous blancs qui l’entourent, c’est parce qu’il est en deuil d’une jeune famille morte ici de nostalgie et par manque d’eau potable. L’eau de la source que découvrit la gazelle est, en effet, comme celle de Biskra, quelque peu saumâtre.

Nos jeunes soldats succombent aussi en grand nombre à Kairouan. Il n’est pas au monde de ville plus malsaine. Les collines qui l’entourent sont, connue l’une des collines de Rome, formées de dépôts de toute sorte qu’on y jette depuis qu’elle fut construite. Ces collines empestées où vous repoussez du pied, à chaque pas, des débris sans nom, servent de lieu de sépulture aux cadavres de la ville ainsi qu’à ceux des tribus nomades des environs. Être enterré à l’ombre de la mosquée d’Okbar, en vue des murailles saintes, assure aux musulmans défunts l’entrée du paradis de Mahomet. Comment les survivans auraient-ils la cruauté de ne pas en faciliter l’accès à leurs morts, puisque ces êtres regrettés seront abreuvés de miel liquide, de lait, de vins enivrans, et que des femmes blanches, aux yeux noirs plus doux que ceux des gazelles, leur donneront des jouissances sans cesse renouvelées? L’autorité française a bien prohibé les inhumations trop rapprochées, mais elles se font de nuit, clandestinement, dans les cloaques pourris des collines ; quand vient l’époque des grandes pluies, des ruisseaux immondes en découlent et tuent ceux qui en respirent les fétides émanations.

L’eau douce a toujours été rare dans cette contrée désolée, mais non la végétation dont elle est pourtant aujourd’hui entièrement dépourvue. Je n’ai remarqué aux portes de la ville qu’un fourré de cactus aux pointes épineuses; il n’a pas été détruit parce que, en temps de disette, les fruits en servent d’aliment aux pauvres gens. Autrefois, nous a raconté un ancien turco qui s’est établi ici en qualité de cicérone, — une sinécure, — le pays était boisé, couvert