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se présentèrent devant nos généraux désappointés en leur disant que la ville se rendait à discrétion. Voici ce qui s’était passé.

Depuis un certain nombre d’années, vivait dans la régence l’un de nos compatriotes, lequel, après avoir beaucoup vécu de tout, essayé de tout, séjourné à la Trappe, à la Chartreuse et à Frigolet, se fit musulman. Très instruit, orateur, parlant bien l’arabe, habitué aux jeûnes et à l’abstinence, Si Ahmed, — c’est le nom qu’il prit en abjurant, — acquit par ses prédications enflammées dans les cafés de Tunis et les mosquées de Kairouan, une grande réputation de sainteté. Il vivait d’aumônes, ce qui ne l’empêchait pas de flétrir les vices de ceux qui le nourrissaient. Inutile de dire qu’il était resté Français par le cœur.

Lorsque, en 1881, étant à Tunis, il apprit que notre armée n’était plus qu’à quelques journées de Kairouan, il partit pour la ville sainte tenant cachée sous son burnous une tablette sur laquelle il avait écrit en caractères arabes une prophétie de son cru. Aussitôt arrivé, il se glissa nuitamment dans la salle de la grande mosquée où sont déposées les prophéties des saints musulmans, il y déposa sa tablette, et se rendit auprès des imans et des muphtis qui juraient de ne jamais livrer leur sanctuaire aux ennemis de leur dieu, littéralement, à des « chiens de Français. » Si Ahmed leur expliqua avec son flegme habituel qu’il fallait avant toute chose consulter les prophéties et ne pas perdre son temps à maudire. Le conseil fut goûté, imans et muphtis se rendirent à la mosquée et trouvèrent mêlées à d’autres prophéties celle que voici : « Trois grands serpens déroulant leurs anneaux de bronze et de fer, vomissant le feu, aux écailles invulnérables, pénétreront dans la ville sainte : ils trouveront les portes ouvertes, les visages tristes et les poignards dans les fourreaux, et cela à cause des crimes sans nom commis dans la cité d’Okbar. »

Et voilà, comment sans tirer un coup de fusil, trois colonnes françaises entrèrent dans la cité fondée par Okbar. Depuis, il s’y est ouvert deux hôtels où, sans aucune apparence de luxe, on mange proprement et à bon marché ; il y a un bureau de tabac, de poste et de télégraphe ; les rues ont été baptisées du nom de nos généraux au nombre desquels figurait, lorsque je m’y trouvais, l’année dernière, celui du général Boulanger. Quant à notre compatriote Si Ahmed, il fut nommé gardien de la kouba d’un saint homme, le marabout Sidi-Ben-Daoud. Dès lors, il habita le lieu sauvage et désert où s’élevait cette tombe, vivant des aumônes des pèlerins qui venaient prier ou confesser leurs péchés. Il y est mort.

La grande mosquée d’Okbar, en dépit de ses innombrables colonnes et la richesse de ses marbres, fut loin de produire sur nous