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le psittacisme humain; enfin les traditions régnantes et les procédés de métier, les exigences de la composition et de la prosodie, le souci de l’effet à produire : que devient, dans tout cela, la donnée primitive ?

N’est-ce pas à désespérer de pouvoir jamais, au moins par la méthode d’analyse, ressaisir les impressions directes et sincères que le contact de la nature a provoquées dans le cerveau du poète?

Heureusement la végétation parasite, sous laquelle restent enfouies ces impressions, subit elle-même, en sa croissance superficielle, l’influence du fond qu’elle recouvre, et c’est toujours la nature et la qualité de ce fond qu’elle manifeste. Songez-y, en effet : chez tous les écrivains, les mêmes causes étrangères tendent à modifier l’expression de la sensibilité native, et pourtant, dans l’œuvre de chacun, la sensibilité demeure personnelle et se révèle de façon à n’être confondue avec aucune autre. C’est que les principales de ces causes déviantes sont des habitudes individuelles, lentement acquises par l’accumulation de sensations analogues, où se trahit encore la forme particulière du tempérament qu’on cherche à définir.

Enfin un dernier scrupule doit être levé. Pour déterminer le caractère propre de tel ou tel sens chez Victor Hugo, — du sens de la vue, par exemple, — c’est-à-dire pour mesurer les déviations que son œil fait subir aux objets qu’il perçoit, — ne faudrait-il pas posséder de ces objets une image indépendante de ces perceptions?

La condition paraît d’abord chimérique ; elle ne l’est pourtant point, si l’on sait user des sources d’informations dont la critique dispose. La première est la Nature qui, de nouveau et impartialement observée, servira de terme fixe dans la comparaison qu’on établira entre la réalité nue et la représentation donnée par l’écrivain. La seconde est l’œuvre poétique elle-même où le rapprochement et l’opposition des différentes peintures d’un même spectacle feront ressortir l’élément variable de l’impression.

Ainsi les bords du Rhin, la campagne de Jersey, les rochers de la Manche n’ont guère changé d’aspect depuis un siècle : plaçons-nous en face de ces objets tant de fois décrits par Hugo, et regardons-les avec toute la sincérité, l’ingénuité dont nous sommes capables. efforçons-nous d’éliminer de notre sensation tout élément exceptionnel ou individuel ; et, revenant à l’œuvre du poète, nous commencerons à discerner ce que ses descriptions doivent à sa sensibilité particulière.

Mettons ensuite en regard plusieurs exemplaires du même tableau littéraire, exécutés à divers momens de sa vie, — une « aurore, » un « crépuscule, » une « vue de mer, » empruntés aux