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comparaison auquel nous pourrons rapporter les œuvres postérieures du poète, afin de juger de la sincérité de son art.

Il ne faut pas croire, en effet, qu’au retour de ce voyage où il vit pour la première fois la nature avec ses propres yeux, Victor Hugo ait immédiatement et absolument rompu avec les habitudes littéraires qu’il tenait de son éducation : les révolutions de ce genre ne se font point brusquement; à mesure seulement que s’étendra le champ de son expérience, il remplacera les formes vides de la langue conventionnelle par les fraîches impressions qui vont se multiplier dans son cerveau.

Les Orientales, écrites en 1826 et 1827, représentent encore une période de transition dans l’histoire de son génie : l’idée seule de décrire, ou plutôt de dépeindre en usant de toutes les ressources dont dispose la palette poétique, une contrée qu’on n’a pas vue, montre assez que l’artifice est toujours le fond de son imagination. D’ailleurs, la subite éclosion de cette fantasmagorie exotique dans le cerveau d’un jeune Français revenant de Suisse, est un phénomène qui mérite quelque attention.

Non pas qu’il soit besoin de longues réflexions pour découvrir comment a pu lui venir « la pensée de s’aller promener en Orient pendant tout un volume ; » et il importe peu vraiment « qu’il dénie à la critique le droit de questionner le poète sur sa fantaisie, de lui demander pourquoi il a choisi tel sujet, broyé telle couleur, cueilli à tel arbre, puisé à telle source. » Nul n’ignore qu’en 1827, au lendemain de Navarin, la France, l’Europe entière, avaient les yeux fixés sur l’Asie-Mineure et la Grèce : les noms de Canaris et de Botzaris étaient dans toutes les bouches ; Paris chantait les Messéniennes, Byron venait de mourir à Missolonghi.

Non pas même qu’il soit difficile d’établir que les premiers élémens de ces représentations imaginaires sont tout simplement empruntés aux souvenirs de ses voyages anciens à travers les pays du soleil, et surtout dans cette Espagne « à demi africaine et à demi asiatique, qui est encore l’Orient : » la préface du livre en donne assez de preuves involontaires.

Non, ce qui est étrange, ce qui demande explication, c’est qu’une pareille entreprise ait pu aboutir à une œuvre d’art aussi voisine de l’idéal entrevu par le poète; c’est que les couleurs restées empreintes dans le cerveau de l’enfant se soient aussi subitement et aussi aisément ravivées pour se projeter sur les rêves qui obsédaient la pensée du jeune homme ; et que ces « vagues lueurs lointaines » aient éclaté à plaisir en un flamboiement capable de donner aux Orientaux mêmes l’illusion de l’Orient.

Il y a là un cas de phosphorescence cérébrale qui suppose d’autres antécédens que la simple réminiscence.