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lumière donne aux objets, selon qu’elle les frappe suivant tel ou tel angle.

Sans parler du Pas d’armes du roi Jean qui nous montre « le profil et le front gris » de la cité, les Orientales fourmillent de ces vues brèves et saisissantes d’une ville aperçue d’en haut : les dômes « qui dans l’ombre étincellent comme des casques de géans; » les tours qui « dressent comme des caps leur édifice sombre, » les clochers qui « dentellent l’horizon violet... »

L’œil de Victor Hugo s’assouplit merveilleusement à ces exercices d’observation, et son cerveau s’emplit de visions précises, originales, exactement teintées, qui se substituent peu à peu aux images verbales et aux esquisses de souvenir. Ce n’est pas, à proprement parler, de couleur positive qu’il enrichit alors sa palette, car les silhouettes fantastiques, que ses besoins actuels d’imagination le poussent à chercher dans les brumes du soir, ne s’irisent guère des reflets de l’arc-en-ciel ; il leur suffit d’être « pourpres » ou « livides » suivant le rôle et l’occasion ; mais il s’initie aux multiples phases de la lutte quotidienne entre l’ombre et la clarté, dans l’expression de laquelle il n’aura pas de maître.

Aussi tous les tableaux vraiment observés des Orientales tranchent-ils singulièrement en sombre sur le fond éblouissant de la fiction : ce ne sont guère que crépuscules et clairs de lune, et « longs flots de fumée


Qui baignent, en fuyant, l’angle noirci des toits.


En vain le poète, attaché à son dessein, cherche-t-il à écarter la réalité pour rentrer en lui-même et y susciter, par un effort de pensée.


Quelque ville mauresque, éclatante, inouïe,
Qui, comme la fusée en gerbe épanouie,
Déchire le brouillard avec ses flèches d’or ;


son « beau rêve d’Asie avorte, » et il s’arrête à pleurer le mensonge évanoui...

Ne le plaignons pas trop de s’éveiller des songes où le berçait le chant illusoire des mots; la nature offre à ses yeux enfin ouverts une splendeur vraie qui éclipse tous les mirages. C’est vers elle qu’il va se tourner maintenant pour la pénétrer de son génie et l’absorber tout entière en son regard.


V.

La période qui s’étend entre 1828 et 1840 correspond au complet épanouissement et au parfait équilibre de la sensibilité visuelle