Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/915

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

matérialiste, valut naguère à l’auteur un éloge démesuré de Howells, qui, avec l’excès de courtoisie dont les romanciers font généralement preuve quand ils se critiquent entre eux, déclara que le manteau de Hawthorne était tombé sur les épaules de Bellamy. Peut-être celui-ci s’était-il abrité, en effet, sous un pan du manteau magique, ce qui n’est pas la même chose. Hawthorne fut un génie subtil et profond, tandis que son émule prétendu nous paraît être un très habile remueur de paradoxes, un très ingénieux vulgarisateur d’idées, possédé, en outre, de la dangereuse manie d’étonner le public. Il semble, à chaque œuvre nouvelle qui sort de sa plume, qu’il se soit dit : « Que vais-je encore leur servir d’extraordinaire? » avec le souci d’aller « de plus fort en plus fort. » Ce ne sont pas là, croyons-nous, les conditions d’un succès bien sérieux ni bien durable.

Dans Miss Ludington’s Sister, M. Bellamy avait mis pourtant un grain d’originalité véritable. Les lecteurs de la Revue se rappellent sans doute cet étrange récit, spiritualiste et même spiritiste, qui traitait des destinées de l’âme, ou plutôt de la succession chez un même être de plusieurs âmes distinctes, prêtant à chacun de nous comme une série d’individualités différentes, responsables néanmoins les unes des autres[1]. Si curieuse que fût cette fantaisie sur l’immortalité, remarquons en passant qu’un certain dévergondage paraît être le caractère de la littérature d’imagination de ce temps-ci. Chez nous, c’est le dérèglement sensuel qui domine, dérèglement attaqué avec indignation par nos voisins, qui ne se font pas faute, du reste, de dévorer, tout en les condamnant, les wicked french novels, assez nombreux, sans doute, pour qu’on n’entreprenne pas ailleurs de leur faire concurrence. En Angleterre et en Amérique, le même besoin de s’écarter du simple et du vrai s’affirme, d’une autre façon qu’en France, par la recherche de sujets extravagans empruntés aux plus audacieuses hypothèses scientifiques, aux tâtonnemens de la physiologie, aux horizons à peine entrevus du monde nouveau de l’hypnotisme et de la suggestion. Il y a là un péril que le bon sens et le bon goût ne se sont pas hâtés suffisamment peut-être de dénoncer.

En dernier lieu, la question sociale, si brûlante aujourd’hui, est venue préoccuper M. Bellamy. Il a, selon sa coutume et plus encore qu’à l’ordinaire, associé une thèse sérieuse à des rêveries bizarres qui cette fois, du reste, ne lui appartiennent pas précisément en propre, car l’aventure d’Épiménide et celle de la Belle au Bois dormant les expériences de Rip van Winkle et de l’Homme à l’oreille cassée sont antérieures au sommeil de cent ans du jeune

  1. Voir, dans la Revue du 15 janvier 1885, les Nouveaux romanciers américains.