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lancer quelques traits dédaigneux à ce docteur qui tire gloire d’avoir servi à table au début de sa carrière. Point du tout ; il gobe tout ce qu’on lui dit d’une renaissance qui est censée laisser bien loin derrière elle celle dont s’enorgueillit le XVIe siècle, comme si toute floraison de ce genre n’était pas incompatible avec le nivellement tyrannique des individus à un rang moyen, c’est-à-dire médiocre, sous prétexte d’égalité. Puisqu’il se tait pour le compte de l’Amérique, les représentans du vieux monde réclameront du moins ; ils repousseront le rôle qu’on leur prête de satellites des États-Unis dans la réforme imaginaire qui se prépare. Sans doute M. Bellamy n’a pas réfléchi que la vieillesse des peuples, leur décadence même peut donner des fruits encore inconnus sur les terrains neufs et qui valent d’être cueillis, savourés, conservés avec soin; le passé a d’ailleurs laissé à l’Europe trop de trésors de bon aloi pour qu’elle les sacrifie volontairement à un rêve de socialisme aussi dépourvu de franchise que de poésie. A ceux qui rêvent de conduire l’embarcation de l’humanité vers des destinées meilleures au nom de la plus belle des vertus, la pitié, les grands romanciers russes offrent un aliment que nous demandons la permission de préférer mille fois au ragoût de principes économiques fort arides, et d’ailleurs faussés pour la plupart, qui nous est offert par leur émule américain.

Il faut avouer, cependant, que la singularité de la situation peut bien contribuer à paralyser les idées du malheureux Julian. Non-seulement ceux qu’il appelait naguère ses proches, ses amis, ses contemporains, sont depuis longtemps anéantis, mais encore le monde auquel il appartenait avec eux est entièrement reconstruit sur un modèle nouveau, de sorte qu’il ne retrouve plus nulle part le moindre jalon, le moindre point de repère. Tout lui échappe. L’or et les titres de propriété qui sont restés dans le coffre-fort de sa chambre souterraine ne peuvent lui être d’aucun service ; sa situation d’inutile, — la seule qu’il ait jamais possédée, — le voue, semble-t-il, au mépris général. Sans la tendre pitié de cette jeune fille qui porte le nom de sa fiancée morte, sans l’évidente sympathie qu’il inspire à Edith, il ne pourrait supporter ce fantastique isolement dans un milieu où personne n’est son semblable. Chacun, autour de lui, fait partie d’un système, avec des fonctions spéciales. Comment placerait-on un revenant au milieu de rouages organisés avec cette précision implacable? Il y a des momens où il doute de sa propre identité, où il croit devenir fou. Ne rien retrouver d’un autrefois séculaire qui pour lui est la veille, — ni manières de sentir, ni associations d’idées, ni jugemens sur les personnes et sur les choses, rien!.. L’âme humaine paraît s’être