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société à cette misérable époque, en effet? M. Barton n’hésite pas à la comparer au groupe de prisonniers anglais qui, jadis pendant la guerre des Indes, fut enfermé par un raffinement de barbarie dans le Trou-Noir de Calcutta ; l’air n’y eût pas suffi à l’existence d’un dixième de leur nombre. Alors on vit ces hommes, qui avaient été jusque-là de fidèles et de loyaux camarades, se livrer d’horribles combats pour arriver à gagner les rares ouvertures qui permettaient de respirer. Chacun pour soi! c’était la devise de la société au XIXe siècle, bien plus à plaindre encore que les condamnés de l’Inde, car il n’y avait du moins parmi ceux-là ni femmes, ni enfans, ni vieillards. Il est bien facile au XXe siècle de reconnaître la bonté paternelle de Dieu, mais un prêtre, dévoré du zèle apostolique, comme l’est M. Barton, peut regretter de n’avoir pas vécu au temps où les hommes, encore armés du pouvoir de se nuire, s’imposaient cependant parfois le devoir de la charité, resté depuis lors sans emploi, — au temps où quelques pionniers brisaient intrépidement les barrières, quittes à être martyrs. Par ces brèches apparut pour la première fois la perspective immense de la civilisation, ce chemin déroulé à l’infini dont l’extrémité se perd dans la lumière et sur lequel on peut aller toujours en avant vers le ciel, sans que l’occasion se présente seulement de manquer aux commandemens, tant le moindre prétexte à l’égoïsme, aux passions mauvaises de toute sorte, a disparu.

Julian West, en prêtant l’oreille à cette comparaison accablante, se sent couvert de honte ; il craint de n’être jamais, aux yeux de son entourage, que l’échantillon plus ou moins curieux d’une époque abhorrée. Lui permettra-t-on seulement de prendre place au dernier rang de la société nouvelle parmi les manœuvres sans spécialité ? Son hôte le rassure ; on fera de lui un professeur d’histoire, son témoignage de visu sera inappréciable.

Le futur professeur visite attentivement les écoles et les collèges de la ville. Tous les citoyens maintenant reçoivent une instruction générale qu’ils sont libres de pousser plus loin ou d’approfondir en de certaines spécialités s’ils le désirent. L’ancien système était destructeur de toute égalité : élever les uns au plus haut degré de développement intellectuel et laisser les autres dans l’ignorance, c’était créer entre frères un abîme qui les séparait à jamais irrémédiablement, c’était faire d’eux comme des êtres d’espèces différentes. Il y a trois garanties aux soins assidus qu’obtient l’éducation des masses : 1° le droit de chaque individu à la culture la plus complète que la nation puisse lui donner pour son propre agrément et son propre avantage; 2° le droit qu’ont ses concitoyens de le faire bien élever au profit de la société; 3° le droit imprescriptible de ceux