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Nous laisserons ces époux à leur lune de miel sans envier l’extraordinaire fortune de Julian West, malgré tout ce qu’il peut y avoir de piquant à continuer un rêve d’amour commencé cent ans auparavant avec l’aïeule et repris avec la petite-fille. Qu’ils soient heureux s’ils le peuvent! L’âge d’or promis aux espérances du genre humain nous séduit peu. Pour tout dire, en un mot, il est trop industriel ; il aboutira fatalement, le goût très douteux du public réglant seul les questions d’art et de littérature, au triomphe du bronze de commerce, de la chromolithographie et des romans-feuilletons. Peut-être cela suffirait-il à des peuples nouveaux, à l’Australie par exemple, mais il nous manquerait, à nous autres, quelques raffinemens essentiels, faute desquels cette riche et rude moisson de progrès positifs nous trouverait indifférens. Une société sans nuances, sans passions, sans contrastes d’aucune sorte, ne serait-elle pas terriblement ennuyeuse? En admettant que, par impossible, elle pût exister, les âmes exigeantes ne regretteraient-elles pas la poésie de la souffrance et la grandeur des luttes où une volonté forte se mesure à l’obstacle, sans lequel il n’est point de triomphe? Non, cent années ne suffiront pas pour amener nos jeunes gens à modifier leur idée de service jusqu’à préférer les profits du garçon d’hôtel aux périls du soldat. Non, la nouvelle renaissance n’éclipsera pas celle qui suivit cet obscur moyen âge dont parlent avec dédain les peuples qui n’ont pas de cathédrales. Cette musique enrégimentée au jour et à la nuit ne nous dit non plus rien qui vaille. L’Amérique, lorsqu’elle propose de tout réformer, ressemble un peu au renard de la fable :


Que faisons-nous... de ce poids inutile,
Et qui va balayant tous les sentiers fangeux?
Que nous sert cette queue? Il faut qu’on se la coupe;
Si l’on me croit, chacun s’y résoudra.


On connaît la fin et ce qui fit qu’en somme


Prétendre ôter la queue eût été temps perdu.
La mode en fut continuée.


Nous n’avons aucun désir d’imiter en tout l’Amérique, même au point de civilisation où elle est aujourd’hui. Que serait-ce après des perfectionnemens aussi prodigieux! Si cependant le sort du vieux monde devait être de suivre docilement, au XXe siècle, l’impulsion du char égalitaire que M. Bellamy met à la place de la