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M. Balfour a préféré, comme on dit, mettre le feu aux poudres en faisant arrêter M. O’Brien et M. Dillon à la veille de leur départ et en les envoyant devant les juges de Tipperary. Ce n’est pas la première fois qu’ils vont devant un tribunal; ils sont accoutumés aux jugemens et à la prison. Quel est leur nouveau crime? Ils sont accusés d’entretenir le mouvement « nationaliste, » d’exciter par leurs discours, par leur propagande, les paysans à résister aux propriétaires, à refuser le prix exorbitant de leurs fermages; mais c’est le crime de la nation tout entière, de tous les députés irlandais, de M. Parnell comme des autres, qui sont soutenus dans leur lutte par le parti libéral anglais. L’Irlande restera la grande révoltée, la grande insoumise tant que l’Angleterre n’aura pas trouvé le moyen de la désintéresser dans ses revendications les plus légitimes et d’apaiser ses souffrances. Un jugement de plus, quelques mois de prison de plus infligés aux chefs irlandais, — qui viennent d’ailleurs de s’y soustraire en partant pour l’Amérique, — n’y peuvent rien. Ils ne font qu’envenimer une situation déjà assez douloureuse, irriter les esprits et rallumer l’inextinguible guerre.

Qu’a-t-on gagné, en effet, à reprendre les armes de la «coercition?» M. O’Brien, M. Dillon et leurs amis ont été envoyés devant les juges de Tipperary. Le jour de leur comparution ils ont été escortés d’une population tout entière ; la police a été mise en mouvement, et le conflit a éclaté. Le procès de Tipperary s’est ouvert par une violente bagarre. Un membre du parlement est entré à l’audience le visage ensanglanté. Un des plus éminens libéraux anglais, M. John Morley, qui était présent, a essayé vainement d’intervenir; il n’a réussi à rien, et à son retour en Angleterre, il a retracé en traits saisissans ce qu’il a vu, accusant la police de M. Balfour de procéder comme en pays ennemi et conquis. Loin de se laisser intimider, les Irlandais ont tenu depuis des meetings où ils n’ont fait qu’accentuer leurs programmes et leurs revendications « nationalistes. » Premier résultat : l’agitation irlandaise est peut-être près de se réveiller plus que jamais sous le coup de ces répressions nouvelles qui ne pouvaient qu’être inutiles ou dangereuses. Second résultat : ces scènes ne sont pas de nature à simplifier l’œuvre du parlement qui doit se réunir en session extraordinaire au 20 novembre, justement pour reprendre la discussion de ces malheureuses affaires, de cet éternel bill agraire dont on ne peut venir à bout. Les Irlandais, conduits par un habile tacticien, M. Parnell, s’en serviront évidemment pour leur cause, ajoutant leurs nouveaux griefs à leurs vieux ressentimens. Les libéraux, dirigés, menés au combat par M. Gladstone, y trouveront des armes contre la politique du gouvernement. Tous ces incidens irlandais, où l’on se perd, sont d’autant plus malencontreux pour le cabinet conservateur qu’ils surviennent lorsque déjà depuis quelque temps les élections partielles qui se succèdent révèlent une évolution continue, assez lente, mais assez sensible de l’opinion