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une épouse morganatique, désignée sous le titre de Raugravine, lui donna depuis quatorze enfans. On se conduisait, à la cour de la jeune sœur Sophie, à peu près comme à Heidelberg. L’électeur de Hanovre vivait publiquement avec la comtesse Platten ; mais Sophie, qui, dans son enfance, supportait si gaîment la misère en s’arrangeant pour ne manquer de rien, se montrait fort indifférente à l’indifférence de son époux, voyant moins une rivale dans la comtesse Platten qu’une suppléante qui la déchargeait d’un ennui. Elle s’entourait de lettrés, de savans et d’artistes dédaignés par l’électeur de Hanovre. Leibniz avait chez elle ses grandes et ses petites entrées. Leur correspondance n’était pas moins active ni leurs relations moins intimes que celles de Descartes avec Élisabeth. Élisabeth avait appris la géométrie analytique. Sophie, sans étudier le calcul différentiel, écoutait volontiers son ami disserter sur les infiniment petits. Le mystère de l’infini tourmentait sa pensée comme celle de sa sœur ; elle demandait, comme elle, des explications sur cette idée qu’on lui disait si haute et si pure, et, comme elle aussi, avait la franchise de ne pas comprendre. Élisabeth, devenue abbesse d’Herford, faisait à Hanovre de rares visites ; on ne dit pas qu’elle ait eu l’occasion d’y discuter avec Leibniz sur les principes de Descartes.

La fille de l’électrice de Hanovre, qui, comme elle, se nommait Sophie, mariée à l’âge de seize ans au prince de Brandebourg, son cousin, aurait pu, comme sa mère, apprendre sans s’en attrister les infidélités de son époux. Frédéric-Guillaume, chaque fois qu’il l’honorait d’une visite du soir, se faisait précéder par son oreiller, qui était le très mal venu. Sophie, écrivant une lettre, à onze heures du soir, à une amie qui a eu l’indiscrétion de ne pas la brûler, s’arrête brusquement et termine par ces lignes d’une gaîté attristée et attristante : « Il faut finir, ma chère amie, les coussins formidables arrivent. Je vais à l’autel. Qu’en pensez-vous ? La victime sera-t-elle immolée ? » Frédéric-Guillaume aurait pu envoyer les coussins ailleurs, sans que Sophie en fût aucunement émue.

La vie d’Élisabeth serait restée obscure sans l’amitié et sans les louanges de Descartes ; il a associé son amie à sa gloire.

« Ceux qui, avec une constante volonté de s’instruire, écrit-il en dédiant à sa jeune amie ses Principes de philosophie, ont aussi un très excellent esprit, arrivent sans doute à un plus haut degré de sagesse que les autres, et je vois que ces trois choses se trouvent très parfaitement en votre altesse, car pour le soin qu’elle a de s’instruire, il paraît assez de ce que ni les divertissemens de la cour, ni la façon dont les princesses ont coutume d’être nourries, qui les détournent entièrement de la connaissance des lettres, n’ont