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SACRIFIÉS.

barrait le passage, quand tout à coup l’orgue éclata en une marche triomphale, le suisse frappa trois coups de sa hallebarde, ouvrant la route aux mariés, et, preste à saisir le moment, notre capitaine de chasseurs prit résolument de l’avance et vint se réfugier auprès d’un autre uniforme, par sympathie de métier.

Avant qu’il eût eu le temps de dévisager son voisin, celui-ci lui étreignait affectueusement la main et murmurait rapidement :

— Comme tu arrives bien, de Vair ; tu es ma bouée de sauvetage ; j’étais tellement perdu dans ce grand monde qu’il me paraissait impossible d’attendre la fin de la cérémonie !

Jean de Vair avait eu de la peine à contenir une exclamation joyeuse en retrouvant un des camarades de promotion qu’il affectionnait le plus dans le beau capitaine de dragons qui l’accueillait avec cette effusion.

— C’est moi qui ai du bonheur, mon cher Lacombe, riposta-t-il gaîment, je suis à Paris pour deux jours et je tombe sur toi et cela dans l’endroit où je serais venu le moins te chercher.

— Le fait est que si on avait raconté au père Lacombe, lorsqu’il vendait ses moutons à Château-Thierry, qu’un jour son fils serait d’une noce de marquise, il eût cru à une mauvaise plaisanterie, mon pauvre vieux père ! Et cependant il aurait eu tort, car je suis ici invité tout comme toi, appuya le capitaine Lacombe, et cela par la magique vertu du service militaire obligatoire. Ne ris pas ; sans notre loi de recrutement, M. de Sultour, frère de la mariée qui s’avance en ce moment, ne serait pas sous-lieutenant de réserve dans mon escadron, et ne produirait pas au mariage de sa sœur son capitaine commandant.

Les deux jeunes gens se turent, car la mariée arrivait effectivement à leur hauteur. Sans être jolie, elle était gracieuse. Avec son air de douceur, ses yeux de pervenche, ses bandeaux à la vierge, sous le tulle blanc qui l’ennuageait de la tête aux pieds, dans sa toilette simple, on eût dit plutôt la novice faisant ses adieux au monde que la jeune fille qu’on va consacrer pour y entrer.

— Dommage seulement qu’elle ne soit pas plus grande, pensa Lacombe… Mais une stupéfaction envahit ses traits à la vue du marié.

Il venait, donnant le bras à sa mère ou plutôt appuyé sur elle, tout fluet, étriqué, tout étroit des épaules, serré de la poitrine, tout dansant dans ses habits qui battaient flasques et découragés sur sa maigre personne, le masque terreux, les yeux vides, les cheveux pauvres, et les spectateurs pouvaient se demander si le souffle ne lui manquerait pas avant qu’il atteignît son prie-Dieu. Sa mère le soutenait, rayonnante pour eux deux. L’on comprenait, à voir son air de triomphe, la diplomatie entêtée, la rouerie patiente,