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plus souvent rendre gorge, ou consacrer sa tête à l’ornement du sérail. La noblesse locale, autrefois si chevaleresque, faisait cause commune avec le gouverneur. Cette cavalerie chrétienne, errant sur la limite des deux civilisations, presque orientale dans ses mœurs, frappée souvent d’un double tribut par l’empereur et par le sultan, rachetant par des marques de servilité sa précaire indépendance, avait payé de sa fierté le maintien de quelques privilèges. Quant au paysan roumain, naturellement vif et gai, mais déformé sous un pareil joug, il en garda longtemps la courbature. Des récits presque contemporains nous le montrent doux et passif, mais silencieux et abruti, résigné, prêt à tout, indifférent aux bons comme aux mauvais traitemens, portant, avec sa pipe et son couteau, toute sa fortune à sa ceinture et vivant dans une sorte de tanière souterraine. Dans les premières années de ce siècle, la riche Valachie n’était encore qu’un désert à peine cultivé. On était stupéfait de rencontrer, au milieu de cette solitude, une capitale dont les deux cents églises brillaient au soleil, des palais, une société, des visites, des marchandes de modes et des équipages. Le pays cependant reprit haleine sous la protection des Russes, et se releva promptement de ses ruines. Dans ces plaines ouvertes, où subsistent les foyers de quelques grandes villes, la civilisation est contagieuse : elle s’éteint ou se rallume aussi soudainement que la flamme le long d’une rampe de gaz.

Au moins, les riverains du Danube et de la Save présentaient encore figure de peuples. Mais de cette vigoureuse nation bulgare qui balança jadis la fortune des empereurs, il ne restait, au début du siècle, que des débris informes. On savait à peine alors qu’il existât des Bulgares, encore moins qu’ils eussent une histoire. On aurait pu cependant reconnaître, par la différence des langages, la longue ligne d’investissement que leurs princes avaient tracée autour de Constantinople, du lac d’Ochride jusqu’à Varna. Mais personne, même parmi eux, ne se souciait de ce passé lointain. L’art de Byzance, et plus tard celui des Turcs, avait fait, de cette armée menaçante, une paisible ceinture de maraîchers et de laboureurs. La Bulgarie tout entière est, à cette époque, une énorme banlieue qui fournit à la capitale les trois objets essentiels en Orient, le pain, le tabac et les roses. Ses habitans acceptent si bien leur sort que les premières campagnes des Russes les trouvent fidèles à la Porte et soulevés contre l’envahisseur. Lorsque le sultan Mahmoud, secouant l’indolence du sérail, visite les cités bulgares, une foule émue et respectueuse se presse sur ses pas et parmi ces grappes humaines, qui couvrent les terrasses pour mieux le voir, on crie : « Vive le Basileus ! » Ainsi, ces pourvoyeurs de Constantinople n’apercevaient, dans le sultan, que l’héritier des empereurs ;