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Et puis n’avait-elle pas la mer pour elle ? Flots bénis, dont les sillons se referment derrière la proue des navires, sans garder, comme la terre, les traces de la désolation ! Plaine ondoyante, toujours vierge et toujours jeune, qui, chaque matin, sollicite avec des grâces nouvelles l’activité des hommes ! Est-il possible de garder rancune à la nature, quand elle vous poursuit d’un éternel sourire ? Un peuple maritime peut-il devenir esclave de la glèbe et prisonnier de la montagne ? N’a-t-il pas, comme les oiseaux de mer, des retraites inaccessibles, des angles de roc pour abriter sa nichée ? Je me rappelle le récit d’un naufrage à Salamine, un de ces naufrages pour rire où l’on est toujours sauvé par quelque divinité favorable. C’est en 1804. Les voyageurs sont jetés parmi des rochers affreux ; ils vont périr : mais soudain une nymphe compatissante, je me trompe, un bon moine se trouve là juste à point pour leur montrer l’entrée d’une caverne. Ils débarquent, ils allument un grand feu qui sent la résine. De leur grotte enguirlandée de pampres, ils contemplent, d’un œil attendri, la mer violette et les petites crêtes blanches des flots courroucés. Puis on les mène au couvent, boire de l’eau-de-vie de miel. « Là, je vis bien, dit le héros de cette aventure, que, tout en criant misère, on était fort à son aise. » Il est difficile, en un tel pays, de prendre le despotisme au sérieux. Les maîtres, dont le joug paraissait si insupportable, devaient ressembler plus d’une fois à ce primat grec dont parle encore notre voyageur, qui se grisait consciencieusement avec ses hôtes, criait et chantait à tue-tête, et aurait mis volontiers le feu à sa propre maison pour y voir plus clair. Toutefois, les Grecs de la côte et des îles étaient assez riches pour oser se plaindre. Leurs moyens leur permettaient de se souvenir qu’ils étaient un peuple, et tous les Colocotroni de l’intérieur, qui étaient pauvres, ne demandaient pas mieux que de les y aider. Rien ne ressemble moins aux mouvemens de l’enthousiasme que les débuts de cette insurrection.

Mais il faut admirer la puissance de l’idée qui peut infuser une seule âme à tant d’êtres différens ou hostiles. Que restait-il de la Grèce antique ? À peine une traînée lumineuse, comme on dit que la lumière d’un astre éteint voyage encore à travers l’espace. Aurait-on cru que de pauvres pâtres, des matelots ignorans, des marchands avides, des voleurs de grand chemin iraient lever la tête et distinguer cette lueur dans le ciel de l’histoire ? Ils l’ont fait cependant. Telle est la grandeur de cette idée de patrie, qu’à travers l’espace et le temps, elle est descendue, comme un lointain rayon, sur les fronts de ces races pour leur communiquer la force de vaincre. Ici-bas, la Grèce antique est morte : on ne la ressuscitera pas. Mais il semble qu’elle revive dans les étoiles, comme ces héros