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seulement à la fin, quand il est bien tard. Qu’un enseignement mieux conçu mêle aux lettres et aux sciences les études morales, civiques, sociales et esthétiques, la forme littéraire se remplira d’un fond substantiel ; il n’y aura plus lieu de déclamer, mais de raisonner et de se passionner pour des idées. D’autre part, l’étude des sciences abstraites et des sciences de la nature s’humanisera.

Tels professeurs, tels élèves. Nous ne rêvons pas, avec Platon, que les philosophes soient rois, mais, plus modestes, nous voudrions qu’ils fussent éducateurs, et c’est à l’entrée du professorat qu’on devrait mettre : — Nul n’entre ici s’il n’est philosophe. — Vous n’exigez pas de vos maîtres qu’ils suivent un cours de pédagogie didactique ; exigez au moins qu’ils acquièrent des connaissances sérieuses en psychologie, en morale, en esthétique, en logique, en cosmologie. Ayant l’esprit philosophique, ils auront par cela même le meilleur de l’esprit pédagogique. Ils verront les questions de haut, et ils les verront à leur véritable place dans l’ensemble des connaissances humaines. Ils n’accorderont plus la même importance aux détails d’érudition littéraire, scientifique, historique et géographique. Psychologues, ils connaîtront mieux les facultés mêmes dont la culture leur est confiée ; moralistes, ils verront le but à atteindre, ils introduiront dans leur enseignement cette chaleur morale et patriotique qui en fait l’âme. À la connaissance de la nature, ils ajouteront la philosophie de la nature ; les propriétés du fluor ou du brome, les lois de la dilatation des corps ou celles de l’électricité ne leur feront plus perdre de vue les grandes lois cosmiques dont les lois physiques et chimiques ne sont qu’une transformation[1].

  1. On exige avec raison des candidats à l’École normale pour la section littéraire un certificat attestant qu’ils ont fait une année de philosophie ; le même certificat devrait être exigé, ainsi que le baccalauréat ès lettres et philosophie, pour les candidats de la section scientifique. On exige aussi des candidats à l’agrégation de philosophie, outre le diplôme de licencié ès lettres, celui de bachelier es sciences ; il n’est que juste, et il est plus indispensable encore, pour les agrégations des sciences, d’exiger le diplôme de bachelier es lettres et philosophie. Enfin, nous voudrions que, dans toutes les agrégations, — histoire, lettres, grammaire, sciences, — une composition philosophique fût ajoutée aux épreuves déjà existantes, afin d’obliger les historiens, les littérateurs, les mathématiciens et les physiciens à méditer sur les principes psychologiques et métaphysiques qui dominent leurs propres sciences, comme sur les conclusions morales et sociales qui en dérivent. Ce serait un moyen d’empêcher cette spécialisation excessive des études qui constitue une sorte d’injustice intellectuelle et une démoralisation de la pensée. Savoir composer une dissertation sur un sujet de psychologie, de logique, de morale, de philosophie des sciences, c’est le moins qu’on puisse demander à un futur professeur ; c’est pour ainsi dire un minimum de garantie pédagogique. Si, pour les élèves eux-mêmes, la composition de philosophie est le vrai centre de gravité des études, à plus forte raison l’est-elle pour les maîtres. Nous voudrions aussi qu’à l’École normale les cours de philosophie fussent obligatoires pour la section des sciences, comme ils le sont déjà pour la section des lettres, et qu’on y ajoutât des cours de sciences sociales, économiques et politiques. Si la philosophie, de nos jours, a besoin d’être scientifique, la science, à son tour, a plus que jamais besoin d’être philosophique.