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à venir, les noms « d’enseignement classique » à toute combinaison d’études où l’un de ces termes fait défaut. Sans culture littéraire et philosophique, a vous ne ferez jamais, avec toutes vos sciences, — disait brutalement Saint-Marc Girardin, — que des bêtes utiles. » Heureux si on n’arrive pas à faire des bêtes nuisibles[1].

  1. Pour les futurs médecins, on nous annonce un baccalauréat sans études sérieuses de philosophie et sans l’épreuve de la dissertation française, en attendant le baccalauréat de l’enseignement français, qui sera encore plus expurgé ; or les futurs médecins ont particulièrement besoin d’une complète culture philosophique. Tout en consultant les Facultés de médecine sur l’instruction que doivent recevoir au lycée les étudians de demain, il faut avoir grand soin de faire ses réserves. Comme tous les spécialistes, les professeurs des Facultés de médecine se perdent trop dans leurs études particulières et se préoccupent trop exclusivement des examens professionnels auxquels ils préparent : si on les croyait, on accablerait le jeune homme, dès le lycée, de zoologie, de botanique et de chimie, parce que c’est pour eux, à ce qu’ils pensent, « autant de besogne épargnée. » Mais la médecine n’est pas une science pure, elle est encore et surtout un art ; bien plus, elle est un art en grande partie psychologique et moral. La psychologie importe plus au médecin que la botanique : ce n’est pas lui qui ira cueillir les plantes (dont les propriétés botaniques, d’ailleurs, n’ont rien à voir avec les propriétés médicales). Le médecin doit agir autant sur l’esprit des malades que sur leurs organes ; son action morale est souvent pour les trois quarts dans ses succès, quand elle n’y est pas pour le tout. Sans parler des maladies mentales ou nerveuses, ne vérifie-t-on pas de plus en plus, à notre époque, le rôle de la suggestion en médecine, l’influence souveraine de la confiance et de l’espoir, du calme et de la force d’âme chez le malade ? Ils sont nombreux (et c’est leur honneur), les médecins qui comprennent la noblesse de leur tâche ; appelés dans les familles, ils jouent encore parfois de nos jours un rôle de conseiller et d’ami, comme au bon vieux temps. Croit-on que toute la tâche d’un vrai docteur consiste à tâter le pouls, à regarder la langue, à griffonner une prescription apprise par cœur dans le formulaire, à prendre son chapeau et à remonter dans sa voiture (le tout ayant duré quinze minutes), pour inscrire enfin sur son carnet : une visite à M. X… : 20 francs ? — Une bonne culture philosophique est nécessaire pour protéger le médecin contre le matérialisme théorique auquel l’expose l’amphithéâtre, contre le matérialisme pratique auquel l’expose l’exercice de sa profession journalière ; le goût des choses élevées l’empêchera de changer en métier un des arts où le moral a le plus de part. Un médecin n’est pas un simple vétérinaire d’hommes et de femmes ; il ne doit pas devenir un simple marchand d’ordonnances. Dans nulle profession il n’est plus facile d’abuser soit de la crédulité, soit du sentiment pieux qui pousse une famille à tous les sacrifices pour celui de ses membres qu’elle voit souffrir et qu’elle craint de voir mourir. La rapacité du médecin est un des plus vils abus qu’on puisse faire de la science, et nous en voyons aujourd’hui les exemples se multiplier ; qui n’a rencontré sur son chemin, à côté de tant de médecins dévoués, le médecin chacal, quœrens quem devoret ? Quant au charlatanisme, s’il envahit la pharmacie et s’étale en réclames éhontées, ne souffrons pas qu’il envahisse et déshonore la médecine même. Le diplôme de docteur est un privilège que l’état confère, une garantie morale et sociale : l’état y doit mettre ses conditions. La plus essentielle de toutes, c’est d’avoir reçu jusqu’au bout l’éducation littéraire et philosophique qui fait les esprits libéraux et désintéressés. Pour accorder quelque chose aux préjugés du temps, on peut, tout en maintenant au baccalauréat l’épreuve de la dissertation française, dispenser les futurs étudians en médecine de quelques classes de grec en rhétorique et d’une des classes de philosophie, qu’on remplacera par des études de sciences. Puisqu’aujourd’hui on met la science « en pilules » ou en pastilles, pour épargner à l’esprit le travail de la digestion, qu’on donne aux futurs médecins quelques pastilles d’histoire naturelle en plus. Quant aux aspirans au baccalauréat ès lettres et mathématiques, on a déjà commis la faute de supprimer pour eux la dissertation française, dans les nouveaux programmes du baccalauréat ; exigeons du moins qu’ils suivent par semaine deux ou trois des classes régulières de philosophie et qu’ils viennent s’y mêler aux élèves ordinaires. Le professeur de philosophie saura bien approprier son cours à cette situation, qui d’ailleurs ne peut être que provisoire : on sera obligé de revenir un jour ou l’autre aux études philosophiques complètes pour tous. En attendant, on peut retrancher du programme de philosophie, pour les futurs médecins et élèves des écoles du gouvernement, les questions relatives à l’histoire de la philosophie et aux auteurs philosophiques, à l’esthétique, à la philosophie du langage, à la critique historique et à la philosophie de l’histoire, à la logique appliquée. — Mais, s’écriera le lecteur, tout cela vaudrait bien, même pour un futur médecin, des leçons complémentaires sur la botanique (dont il n’aura que faire), ou sur la physiologie, qu’il sera obligé de réapprendre plus tard, scalpel en main. — Sans doute, mais faites-le donc comprendre aux spécialistes de l’enseignement dit supérieur, qui, sauf de nobles exceptions, devient de plus en plus une préparation aux examens techniques : diynus, dignus es intrare ! Un utilitarisme mal entendu nous envahit ; il faut bien que l’enseignement classique fasse quelques concessions à ces fameux a besoins nouveaux des sociétés modernes, » quand l’enseignement français annonce pompeusement aux familles leur ample satisfaction : besoin pour tous de botanique, besoin de zoologie, de géologie, de minéralogie, etc. Sachons tout cela pour le jour du baccalauréat, afin, dit Guyau, d’acquérir, avec le diplôme, « le droit de l’oublier. »