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il ne vous reste plus qu’à fermer boutique. » C’est ainsi que M. Castelar eut toute la gloire de son repentir, et n’en eut pas le profit.

Au surplus, ce ne furent pas ses ennemis, mais ses amis qui le renversèrent. Les cortès fédérales, honteuses d’avoir été sages pendant quelques mois, étaient résolues à se débarrasser de lui dès le jour de leur rentrée. Rien n’égale l’aveuglement d’une majorité intransigeante; les dangers, l’événement de demain, l’épée suspendue sur sa tête, elle ne voit rien que sa passion. Les intransigeans sont de tous les hommes ceux que l’expérience éclaire le moins ; ils la méprisent et elle se venge. Si les cortès fédérales avaient eu le sens commun, il ne tenait qu’à elles de savoir qu’un capitaine-général avait juré de ne pas laisser le soleil se coucher sur leur triomphe.

Ce capitaine-général s’appelait don Manuel Pavia y Rodriguez de Albuquerque, et il était né sous le beau ciel de l’Andalousie. M. Houghton nous le peint comme un homme un peu corpulent, au-dessus de la taille moyenne, au teint coloré, aux traits froids et durs, et dont l’œil vif étincelait derrière son lorgnon. Toujours mis avec soin, ganté de frais, parlant par saccades, il était fort empressé, fort assidu auprès des jolies femmes, et il aimait la musique, l’art, la littérature. Quand on aime la musique, on n’aime pas l’anarchie, et quand on est un homme d’épée, on souffre impatiemment le règne des indisciplinés et des braillards. Le général Pavia avait prouvé tout récemment qu’il savait se faire obéir. Quand le 19 juillet 1873, on l’avait chargé d’aller mettre à la raison les anarchistes andalous, M. Salmeron lui avait dit : — « Si vous parvenez à décider un seul soldat à tirer sur un cantonal, l’ordre est sauvé. » — Peu de jours lui suffirent, et il eut sa petite armée dans la main. Il était entré avec elle à Séville, à Cadix, à Malaga, et si on ne l’avait pas rappelé, si on ne l’eût soupçonné de vouloir trop sauver l’Espagne, Carthagène ne se serait pas soulevée. Nommé capitaine-général de Madrid, il avait décidé qu’une république très unitaire et très conservatrice était le seul régime possible en Espagne, que tant que M. Castelar serait au pouvoir, il le servirait loyalement, mais que le jour où les cantonalistes le renverseraient, le général Pavia balaierait les cantonalistes.

Au préalable, il se présenta un jour auprès du chef du pouvoir exécutif et l’engagea à proroger indéfiniment les cortès, se faisant fort de maintenir l’ordre à Madrid. Comme il le raconta à M. Houghton, M. Castelar lui répondit qu’il voulait être le martyr de la légalité : — « Le 2 janvier, je me présenterai devant les cortès, je leur expliquerai ma conduite et si je suis battu, je me retirerai le cœur plein d’amertume pour pleurer chez moi les malheurs de ma patrie. » Peut-être comptait-il encore sur un miracle de son incomparable éloquence ; mais le plus grand orateur du monde a-t-il jamais converti un intransigeant?