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Le 2 janvier, il était renversé et le 3 janvier, à la première heure, la garde civile de Madrid dispersait cette incorrigible assemblée. Ce coup de force fut exécuté avec une courtoisie vraiment castillane. Les aides-de-camp du capitaine-général signifièrent à M. Nicolas Salmeron, président des cortès, « qu’ils se trouvaient, bien à regret, dans la cruelle nécessité de le prier avec insistance d’être assez bon pour ordonner aux députés de sortir du congrès. » Ils ajoutèrent, avec la même politesse, « que le capitaine-général se trouvait bien malgré lui dans la triste obligation d’assigner aux députés de la nation un délai fort court pour évacuer leur palais... » — En Espagne, l’émeute a rarement les jambes avinées et elle rougirait de ne pas observer certaines formes, et, de son côté, le pronunciamiento croirait se déshonorer, s’il ne sauvait sa brutalité par les procédés et les gestes d’un parfait hidalgo.

Ce coup d’état, préparé de longue main et sans beaucoup de mystère, parut tout naturel à l’Espagne et ne fut une surprise pour personne, sauf pour ces intransigeans qu’on balayait et qui, après avoir fait mine de mourir sur leurs sièges, aimèrent mieux sortir par la porte que par la fenêtre. L’un après l’autre, ils se retirèrent, en demandant des explications au caporal, qui d’habitude ne se croit pas tenu d’en donner. Mais ce qui étonna toute l’Espagne, ce pays qui ne s’étonne de rien, ce fut l’incroyable désintéressement du vainqueur. Il était de bonne foi, il avait voulu sauver la République en la rendant conservatrice et unitaire. Il convoqua chez lui les chefs des partis modérés, il leur exposa ses vues, les exhorta à se concerter pour donner à leur pays un gouvernement qui lui fît honneur, et il leur déclara que pour sa part il ne voulait rien, qu’il ne serait de rien.

On eut beaucoup de peine à l’en croire. On contemplait avec autant de défiance que de stupeur ce personnage miraculeux. On croyait rêver, on se frottait les yeux, on s’avançait avec inquiétude dans ce pays des songes, comme dans un bois où à chaque pas on croit trouver un piège à loups. Mais enfin il fallut se rendre à l’évidence. Le général Pavia ne voulait être de rien; il avait décousu, il laissait aux autres le soin de recoudre. Les hommes d’état qu’il avait mis en demeure se concertèrent, et ce fut ainsi que le maréchal Serrano, duc de la Torre, devenu chef du pouvoir exécutif et dictateur, forma un ministère recruté dans les deux fractions du parti progressiste, les unionistes et les radicaux, et dans lequel figurait un républicain de la veille. Quant au général, son épée était rentrée d’elle-même dans le fourreau sans qu’il eût besoin de l’essuyer, et de ce jour les femmes l’appelèrent en riant « le héros du 3 janvier,» et quelquefois aussi « fleur d’un jour, » Dans l’admiration qu’inspire la vertu politique en Espagne, il entre toujours une pointe d’ironie. Fleur d’un jour! cela signifie une plante que le soleil de l’Andalousie a séchée avant qu’elle eût donné son fruit,