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du soldat; toujours prêt à jouer sa vie, on l’avait vu conserver toute sa tranquillité sous un feu terrible ; mais il n’avait pas le sang-froid de l’homme d’état; et s’il n’eût pas été marié, l’amour du repos eût prévalu peut-être sur son ambition. Au surplus, ses aventures, son passé, le gênaient un peu pour prêcher aux autres les principes et le respect de la légalité. Son grand air, sa superbe prestance, faisaient illusion. Dans le fond, il ne croyait qu’à moitié en lui-même. Il n’avait pas conquis le pouvoir, il devait son élévation à un coup de fortune, et se sentant inférieur à sa destinée, on eût dit qu’il s’en remettait au hasard du soin de conserver ce que le hasard avait fait. Dans une situation périlleuse, il ne prit que des demi-mesures. Il semblait vouloir racheter quelques actes de vigueur par de longues nonchalances, il déroutait ses ministres par ses inégalités et ses contradictions, il vivait au jour le jour, sans avoir d’autres vues d’avenir que celles qui conviennent à la modestie d’un gouvernement provisoire. Il n’avait pas l’air d’un propriétaire; il n’était qu’un locataire principal, et il n’était pas bien sûr que son bail fût en règle.

Assurément, il tâchait de se défendre ; provisoire ou non, tout gouvernement a l’instinct de la conservation. Mais il ne cherchait pas ses ennemis où ils étaient. Sa seule crainte était que quelque soldat ambitieux ne devînt assez puissant et assez populaire pour le supplanter. Un officier général s’était-il signalé par quelque action d’éclat contre les carlistes, il le rappelait, l’écartait ou lui refusait les ressources nécessaires pour poursuivre son succès, admirable moyen d’éterniser la guerre civile. Et pendant qu’il se défendait ainsi contre un péril imaginaire, il laissait la taupe creuser la terre sous ses pas. Dans tous les chefs-lieux de province, dans toutes les villes de quelque importance, les alphonsistes avaient établi des juntes pour diriger la propagande, créé des cercles où se réunissaient les partisans de la famille exilée, ils avaient pour eux et la plupart des évêques et les femmes surtout, qui travaillaient avec zèle à préparer le retour de leur señor y rey. « Elles apportaient, dit M. Houghton, dans leurs efforts auprès de leurs maris, de leurs frères, de leurs fils, de leurs fiancés, de leurs simples connaissances et de leurs amis, une ardeur et une ténacité qui frappaient les étrangers. A les entendre parler, on aurait cru l’Espagne encore sous le joug des fédéraux intransigeans et des cantons insurgés. Elles affectaient de croire leur religion, leurs propriétés menacées, si l’on ne mettait pas vite un terme à la révolution... On était frappé d’ostracisme dans les salons, dans le monde, dans les familles, quand on passait pour un partisan trop tiède de la restauration, à plus forte raison si l’on avouait encore quelque penchant pour le provisoire Serrano. » Plus les ennemis du maréchal se montraient audacieux, actifs et résolus, plus le zèle de ses amis, découragés par ses incertitudes.