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le choix des moyens, ce n’est pas à l’armée, c’est à une assemblée constituante qu’il eût laissé le soin de terminer cette affaire, qu’il avait si bien conduite. M. Canovas est un libéral trop sincère et un homme d’ordre trop convaincu pour ne pas avoir horreur des pronunciamientos, et il n’est pas de ceux qui disent: « Encore un ! Ce sera le dernier.» Mais quand on ne commande pas aux vents, quel que soit celui qui souffle, il faut lui prêter sa voile et ne pas sacrifier le succès à une doctrine. Il était écrit que, cette fois encore, l’épée déciderait des destinées de la péninsule. A la vérité, sa tâche fut aisée; elle n’eut qu’à se montrer, et l’Espagne presque tout entière lui obéit comme à la baguette d’une fée. Le 29 décembre, le général Martinez Campos proclamait Alphonse XII à Sagonte. Le lendemain, le général Primo de Rivera signifiait aux ministres que la garnison de Madrid adhérait au pronunciamiento; le même jour, à Logrono, le général Laserna convoquait les officiers supérieurs de l’armée du nord, et dans cette junte on arrêtait la résolution d’avertir « loyalement et franchement » le duc de La Torre qu’il n’eût pas à compter sur ses soldats pour réprimer une insurrection qu’ils approuvaient.

Étrange et triste situation que celle de ce chef d’État, qui, occupé de combiner une campagne contre les carlistes, se voit abandonné par tout son monde et mis en demeure de déposer son commandement! S’il pensa à résister, il n’y pensa pas longtemps. De la station de Tudela, il avait pendant deux heures causé par le télégraphe avec Madrid et ses ministres. Cette conversation peut se résumer ainsi : « Nous ne pouvons plus rien, lui disaient-ils ; nous sommes à la merci du capitaine-général et de la garnison. Si vous pouvez quelque chose, nous sommes à vos ordres. — Hélas! je ne peux rien, et puisque vous êtes dans le même cas que moi, le mieux que nous puissions faire est de ne rien faire et de nous résigner aux événemens. — Nous admirons votre patriotisme, et nous vous embrassons. — Recevez de votre côté, mes nobles et chers amis, tous mes remercîmens pour votre amitié. Rappelez-moi, avec tendresse, au souvenir de vos familles; je vous recommande mes enfans chéris et ma chère épouse. — Adieu. La duchesse et vos enfans sont en sûreté. Nous prenons congé de vous les larmes aux yeux. »

O courtoisie castillane! La maréchale n’avait jamais vu chez elle tant de monde qu’à sa dernière réception. Ses salons étaient trop petits pour contenir la foule très bigarrée qui s’y pressait, et à laquelle s’étaient mêlés les chefs de tous les partis. Pas un mot blessant ! Ceux qui parlaient haut n’avaient garde de dire ce qu’ils pensaient; la vérité ne se disait que dans les coins, à voix basse, «comme il convient dans la chambre d’un moribond qui n’a pas encore perdu le sens de l’ouïe, » et la belle duchesse, à la fois indifférente et agitée, promenait au milieu de ces courtisans du malheur ses grâces hautaines