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les mœurs de ceux qui les représentent, elles aillent toujours en dégénérant de leur pureté primitive ; et cette nécessité même, à laquelle on ne voit pas qu’aucune d’elles ait échappé dans l’histoire, ne pourrait-elle pas servir encore d’une preuve indirecte à la vérité du pessimisme ? Ce qu’en tout cas on ne peut nier, à moins de nier l’évidence même, c’est qu’à leur origine, dans leur fond et en soi, le bouddhisme et le christianisme soient des religions pessimistes. Elles le sont, quant à leur origine ; — Comme étant l’une et l’autre sorties, à cinq ou six cents ans d’intervalle, de l’excès de la souffrance humaine et du dégoût ou de l’horreur de la vie. Elles le sont, quant à la manière dont elles se sont propagées, répandues, établies dans le monde ; — par la conspiration de tout ce qu’il y avait de misérables aux yeux de qui leurs promesses sont venues faire luire l’espérance d’une condition meilleure. Elles le sont quant à leur enseignement ; — si ce que Jésus en Palestine, et Çakya-Mouni dans l’Inde ont prêché l’un et l’autre aux hommes, c’est le détachement des biens de ce monde, c’est la mortification de l’égoïsme, c’est le renoncement à soi-même. Elles le sont enfin quant à leur discipline ; — Dont les observances, quand on les entend bien, n’ont d’autre objet, en rappelant aux hommes qu’ils sont égaux devant la souffrance et la mort, que de faire vivre l’individu d’une vie qui ne soit pas la sienne, mais celle de l’humanité tout entière. Qu’importe après cela que, depuis deux mille ans, elles aient dû l’une et l’autre pactiser avec le monde, et donner quelque chose, pour ainsi dire, à la faiblesse humaine ? Il suffit que l’on voie ce qu’elles ont voulu faire. J’ose affirmer qu’elles n’en auraient jamais pu concevoir la pensée sans la complicité de l’universelle persuasion que la vie est mauvaise. Et je puis bien ajouter qu’elles ont atteint le but qu’elles se proposaient, si nous ne pouvons être impunément optimistes aujourd’hui que grâce à ce qu’elles ont introduit de pessimisme dans la conception de la vie, dans le jugement de la conduite humaine, et dans la règle de la morale.

Il n’y a rien, dans tout son livre, sur quoi Schopenhauer ait insisté davantage ni qu’il ait plus fortement exprimé. Lisez plutôt encore ce passage caractéristique sur le protestantisme. « Le protestantisme, par l’exclusion de l’ascétisme et de ce qui en est le centre, le côté méritoire du célibat, a renoncé proprement à la substance intime du christianisme, et ne peut être ainsi regardé que comme un rameau détaché de ce tronc. Ce caractère s’est manifesté de nos jours par la transformation insensible du protestantisme en un plat rationalisme. Ce pélagianisme moderne aboutit en dernier lieu à la doctrine d’un père aimant qui a créé le monde, pour que tout s’y passe à la satisfaction et à l’agrément de chacun, — en quoi, à la vérité, il n’aurait guère réussi, — et qui, dans la suite, pour peu que nous nous accommodions à sa volonté sur certains points, nous ouvrira un monde plus agréable encore. Ce