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peut être là une bonne religion pour des pasteurs protestans, aisés, mariés et éclairés, mais ce n’est pas un christianisme. Le christianisme enseigne que la race humaine s’est rendue gravement coupable du fait même de son existence, que le corps aspire à en être affranchi, mais ne peut gagner son salut qu’au prix des plus lourds sacrifices, du renoncement à soi-même, et par suite au prix d’une conversion totale de la nature humaine. » C’est ce qu’enseigne aussi Schopenhauer, et en vérité j’admire qu’on ait pu s’y méprendre. Mais ce que j’admire bien davantage encore, c’est qu’on n’ait pas pris garde, en affectant de railler une semblable doctrine, de quelles autres doctrines, sous le nom d’optimisme, basses et plates, comme il a raison de les qualifier, on faisait les affaires.

C’est comme encore quand on a dénoncé le danger social du pessimisme. Il l’avait dit, pourtant, en propres termes, que « notre erreur fondamentale à tous, consistant à nous croire réciproquement les uns pour les autres des non-moi, se montrer au contraire juste, noble et humain, ce n’était pas autre chose que traduire sa métaphysique en actions. » Et il avait également dit, en termes plus généraux encore, dont sa philosophie tout entière n’est que le commentaire ou le développement, que « la morale est le contraire de la nature. » Que trouve-t-on là de dangereux? ou plutôt le danger n’est-il pas dans la doctrine adverse? et pour n’en citer ici qu’un seul exemple, si jamais on réussissait à persuader aux hommes que « la vie est bonne, » où trouverait-on des bornes et des restrictions au droit de jouir que chacun de nous apporte en naissant, sinon dans ce qu’il y a de moins respectable et de plus odieux au monde, c’est-à-dire dans l’égoïsme et dans la tyrannie de ceux qui détiennent les biens de ce monde? Oui, si « la vie est bonne, » si son objet est en elle-même, si l’unique fin qu’on nous propose est de nous satisfaire et de jouir, nous avons tous les mêmes droits sur les biens de la vie ; et comme d’ailleurs le nombre en est toujours moins grand que le désir de les posséder n’est ardent, c’est entre nous et ceux qui en prennent notre part la ruse et la perfidie, la force et la violence qui seules décideront. Les optimistes y ont-ils quelquefois songé ? que depuis cent cinquante ou deux cents ans que leurs principes, — renouvelés de ceux de l’antiquité classique, où quelques milliers de citoyens vivaient des loisirs que leur faisaient quelques millions d’esclaves, — ont gouverné le monde, c’est depuis lors qu’il n’y a plus eu d’autre morale que celle du succès? Mais comment ne voient-ils pas qu’en transportant dans l’ordre social, qu’en essayant du moins d’y transporter, les lois de l’ordre naturel, c’est l’égoïsme dont ils ont fait la règle des actions humaines, comme il est celle des actions de l’animal? Comment surtout ne se rendent-ils pas compte que, si jamais le poids de la vie n’a pesé plus lourdement sur les hommes