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SACRIFIÉS.

obstacles, les exerçant à l’appréciation des distances, parfois au tir en terrain inconnu, car il partait de ce principe qu’on forme le soldat plutôt en pleine campagne que sur la place d’exercices. Avant tout, il fallait l’intéresser, lui indiquer le but poursuivi, l’associer à la conception du chef. Même là, avec l’effectif si réduit de sa troupe, il trouvait moyen, en la fractionnant entre deux partis adverses, de combiner de petites opérations.

Ce jour-là, les quinze hommes qui figuraient l’ennemi, sous le commandement du sergent-major, étaient partis une demi-heure d’avance, avec mission de défendre le pont de Beauvezer, en opérant sur la rive droite du Verdon. Le capitaine devait marcher par la rive gauche.

Son détachement avait de suite gagné les hauteurs, utilisant les bois, coupant les ravins à leur origine, se masquant de tous les obstacles. D’abord pénible, tant qu’il avait fallu monter, la marche était devenue facile sur les sommets ; l’air était très pur, la vue portait loin. Par ce long couloir du Verdon, il y avait une belle échappée de pays. À gauche, on voyait s’allumer, aux feux du soleil levant, les neiges du sommet de la Mole, du Petit-Goyer et du sommet du Carton, si serrés les uns contre les autres qu’on eût dit qu’ils émergeaient d’une même base. En avant, au contraire, une barre de roches noires fermait l’horizon : c’était la crête du Pasquier, qui venait mourir à pic sur le Verdon, tranché net par la rivière.

De toutes ses anfractuosités, la montagne exhalait les vivifiantes senteurs de ses mousses, de ses oronges, de ses framboises ; l’eau sourdait en filets argentés entre l’herbe drue et courte, mais très gentiment, regagnant discrète le lit du torrent voisin ; partout se devinait la folle poussée de sève qui prenait sa revanche des emprisonnemens de l’hiver ; les blocs de roc, les amoncellemens de pierres erratiques, envahis par un duvet de folles graminées ou pris dans un enlacement de lianes, semblaient vouloir, eux aussi, rompre leur immutabilité glacée pour s’associer à cette fête de la vie.

Quoique cheminant en silence, les chasseurs, insensibles à l’éveil de la nature, n’avaient d’yeux que pour la rive droite de la rivière et en fouillaient du regard tous les accidens, espérant y découvrir quelque indice de l’ennemi. Quelquefois, on signalait un chasseur dévalant par un sentier, on assurait voir reluire son fusil ; mais, après avoir fixé l’homme avec sa lorgnette, le capitaine secouait la tête et déclarait que c’était un paysan.

Cependant, l’avant-garde, après avoir reconnu le pont de Beauvezer, fit annoncer qu’il était gardé et impossible à aborder sans essuyer longtemps, en plein découvert, la fusillade de l’ennemi.