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milieu dans lequel le sort nous a jetés, et qu’il irait, traînant le boulet des fautes, des erreurs et de l’imbécillité de ceux qui l’avaient précédé…

Cependant, une résolution implacable dominait son angoisse : cesser d’écrire, — n’était-ce pas peine perdue ? — aller trouver son père et parler, parler avec la force que lui donnaient son droit, son amour et son caractère méconnus. Si le sang d’un gentilhomme doit avoir les révoltes hautaines, on connaîtrait, par les siennes, qu’il n’avait pas dégénéré…

Les clairons sonnaient l’assemblée, l’exercice était fini. Machinalement, le capitaine de Vair avait retrouvé sa place de bataille ; il fit les commandemens habituels et prit la tête de sa compagnie, toujours perdu dans ses pensées.

Le mistral continuait à s’acharner sur la longue colonne, la prenant de flanc, la pourchassant en queue, barrant sa marche, l’enveloppant de poussière, et la grande plainte du vent courait par la ville comme un strident sanglot.

XII.

La poudre parle au champ du Pharo. Dans l’air, rien qui bouge ; une mousse de nuages blancs tamise discrètement le soleil ; le tir sera bon. Devant les cibles rondes, attirantes comme de grands yeux, avec leur iris noir, les fanions rouges des sapeurs tantôt se dressent, tantôt s’abaissent, tantôt s’agitent violemment, et, comme une cascade qui s’épivarde, les balles fines, oblongues, acérées, roulant sur elles-mêmes, la pointe en avant, en langues prêtes à mordre, s’incrustent frémissantes dans la butte massive et lui arrachent des flocons de poussière. Lorsque le clairon a eu lancé, comme un ordre bref, le : « Commencez le feu, » la scène a pris de la gravité, le silence s’est fait subit et profond, troublé seulement par le sifflement gémissant du plomb dans l’air et le claquement des projectiles lacérant les cibles. Sur elles cela tombe dru comme grêle : vraiment les marqueurs ont une rude journée, et, pendant que la noire palette signale l’empreinte du coup, l’infatigable fanion tressaute ou tournoie dans une sarabande effrénée.

Pourtant les coups s’espacent de plus en plus ; encore quelques retardataires qui tirent, puis plus rien : le clairon sonne la fin du feu, les sapeurs émergent de leurs trous et entourent les cibles ; les officiers les rejoignent, recherchant les balles qui n’auraient pas été signalées, et le résultat du tir est proclamé.

Maintenant la compagnie s’en retourne, les sapeurs remisent leur matériel, le champ de tir redevient désert. Quelques rares