Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/259

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
255
SACRIFIÉS.

donnée à Dieu. En face de Saint-Jean, contre le fort Saint-Nicolas, le joyau du vieux Marseille, l’abbaye de Saint-Victor, avec ses fières tours carrées et mâchicoulées, fait penser au temps où les édifices bâtis pour la prière l’étaient aussi contre les arquebusades. Mais aussitôt la ville marchande étale sur la rue Neuve ses maisons barbouillées d’ocre ou de blanc cru, chargées d’enseignes, maculées de goudron ; et, au milieu d’elles, se détachant très sombres, de vieilles fabriques aux pierres calcinées. Et là-bas, dans le lointain, monte la ville nouvelle, étageant ses maisons riantes dans cet amphithéâtre de collines, antiques limites du Marseille romain.

De partout le mouvement humain ressaisit l’homme à l’entrée dans le port, impitoyable au rêve. Les barques elles ferry-boats évoluent et se croisent. De terre, la foule grouillante envoie sa rumeur. Les grands bateaux marchands semblent incrustés aux quais, avec leurs ventres verts, gris ou noirs, enchevêtrés les uns dans les autres. Des nuées de batelets, à la voile latine, leur antenne abandonnée, rappellent, en leur fouillis inextricable, un bois de bambous qu’on aurait défeuillé. Et les tartanes sommeillent, leur voile à moitié carguée. Et tous là, barques ou navires, enchaînés au rivage, paraissent alourdis, fatigués, attristés comme des captifs impatiens de retrouver, sur la libre mer, leur sveltesse et leur beauté.

Certes, le rêve est fini. Voici l’opulente enfilade de la Canebière, terminée par les flèches des Réformée, avec les rayures multicolores de ses tentes innombrables, ses kiosques à coquillages, ses cages d’oiseaux des îles, l’église des Augustins, à la façade de style jésuite, et les grands écriteaux d’hôtels jetant leur appel par avance, et les pesans camions circulant dans le dédale des tonneaux arrimés et des sacs engerbés.

Maintenant tout se fait gris et triste : le soleil a disparu, l’ombre accourt déjà. Au moment de se replonger dans ce bruit assourdissant, dans ce fourmillement humain, dans la réalité enfin, rude, bornée, implacable, de Vair ressentit un choc au cœur. Beaucoup d’idées lui vinrent qu’il n’avait pas exprimées à Mireille, beaucoup de projets aussi : il eut regret de n’avoir pas mieux mis à profit la trop courte traversée ; toutefois, comme sous l’œil de la foule, la séparation ne pouvait plus se différer, il serra les deux mains qui se tendaient vers lui ; et, remplissant ardemment ses yeux d’une dernière vision de la bien-aimée, il s’arracha du quai et se perdit dans le flot des passans.

XIII.

Lorsque le dernier train s’arrêta à dix heures du soir à la station de Lovéac, sur la ligne de Redon, on n’aurait pas reconnu les