Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/270

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
266
REVUE DES DEUX MONDES.

fixer sur la gravité de l’accident, on n’avait rien constaté à l’extérieur, sauf des meurtrissures sans importance, lorsqu’on avait déshabillé le comte ; toutefois, comme il ne reprenait pas connaissance, on devait craindre d’alarmans désordres internes. Un homme était parti, brûlant la route avec le meilleur cheval de l’écurie, pour ramener de Redon, qui était la ville la plus proche, un médecin réputé dans tous les environs ; mais, étant donnée la distance, on ne pouvait espérer sa venue avant la soirée. Même le praticien de Lovéac, mandé en toute hâte, n’était pas arrivé.

Quoique traîné sur les genoux, frappé par les pieds du cheval, les mains déchirées, gravement contusionné dans sa chute, Jean n’avait pas voulu songer à lui avant d’avoir aidé à coucher son père. Et, le voyant ainsi dans son immobilité marmoréenne, sur cette couche déjà funèbre, tant l’ombre la noyait, son cœur se fondit dans un impétueux sanglot, et il se jeta dans les bras de sa mère. Quels dissentimens auraient pu tenir devant la douleur redoutable dont ils étaient menacés !

Sauf la chambre où reposait le blessé, le château, d’ordinaire si calme, était devenu le théâtre d’allées et venues continuelles. Chacun se cherchait, commentant l’accident à voix basse ; les fermiers, accourus des champs, se pressaient pour savoir comment allait leur maître ; c’étaient aussi des ordres qu’on se transmettait pour envoyer quérir un remède, porter une dépêche. Prise d’un sinistre pressentiment. Mme  de Vair avait télégraphié au confesseur du comte, père jésuite de la maison de Rennes, pour le supplier d’arriver. Et, dans cette confusion, les Clausmarhoël se présentaient pour déjeuner, et, apprenant d’un domestique la sinistre nouvelle, se retiraient sans avoir vu Mme  de Vair.

Enfin le médecin du bourg parut. Le comte était revenu à lui ; cependant, il ne parlait encore pas ; on lui fit prendre un cordial. Lentement, avec mille précautions, le docteur se mit à l’examiner. Le blessé se laissait faire, inerte et toujours muet ; pourtant, quand on essaya de le relever un peu, il poussa une clameur étouffée et s’évanouit de nouveau. Le docteur n’essaya pas de poursuivre son examen et secoua la tête d’un air découragé.

— Il vaut mieux, dit-il à Mme  de Vair, que j’attende mon confrère. La douleur si aiguë ressentie par le blessé témoigne d’un déchirement ou d’une fracture internes des plus graves. Je préfère n’en pas déterminer dès à présent le siège et ne pas prolonger cet évanouissement qui succède de si près au premier.

La comtesse mordait convulsivement son mouchoir ; elle devinait qu’un pareil arrêt était une condamnation.

Cela dura ainsi jusqu’au soir : autour du comte, un morne silence, et dans le château cette agitation muette qui signale les