Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/299

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avoir lu ce passage, admettre que sa propre intelligence ait été complice du doute de l’incrédule, et qu’il parie avec lui pour son propre compte. Une pareille supposition ne mériterait pas l’examen.

En résumé, la logique et la moralité du célèbre pari de Pascal, dans les termes où il l’a formulé, irréprochables aux yeux de ses amis et peut-être de tous ses contemporains, sont plus que suspectes aux nôtres : le fondement en est infirmé par une pétition de principes ; l’établissement mathématique en est même contesté par d’éminens géomètres ; il n’a fait appel qu’au plus étroit égoïsme. Mais la valeur esthétique de ce grand coup de dé en devait faire la fortune. Bien que le mobile auquel il s’adresse chez l’incrédule exclue toute élévation, la condition aléatoire et l’enjeu en sont grandioses, car les chances y dépendent de l’existence d’un Dieu et les risques sont ceux de la félicité humaine, qu’on sait bien n’être pas faite tout entière de désintéressement. En outre, ce moyen de conversion, qui force l’incrédule à aliéner au dogme chrétien sa conduite avant sa créance, eut tout le prestige d’une ruse de guerre ingénieuse et profonde ; en même temps, la hardiesse et la fière assurance d’une gageure si extraordinaire y prêtèrent le sublime d’un coup de génie. Ce dernier caractère y demeure à jamais attaché par l’émotion qu’éveille le spectacle de la sécurité dans le plus audacieux calcul. Mais il faut renoncer, devant le pari de Pascal, à frissonner de sympathie comme devant un acte de désespoir ; Pascal est parfaitement tranquille sur l’existence de son Dieu, et s’il la laisse indéterminée dans son pari, c’est que la raison ne la peut prouver ; ce qui, loin de le désespérer, lui rend plus chère et plus sacrée sa foi, qui la sent. Ne le plaignons pas.

Il a souffert, certes, et cruellement, mais il a puisé dans sa foi un réconfort que sans doute peu d’hommes, aussi éprouvés que lui, ont obtenu de la philosophie ou, au même degré, de la religion. Il a pu étouffer dans son corps malade les rébellions de la douleur et la forcer à se taire devant son imperturbable confiance en la bonté divine. Il a pu, sans y sentir aucun sacrifice, mépriser son plus haut titre de gloire terrestre, l’étonnante puissance de sa raison, et abîmer son orgueil de savant dans son humble reconnaissance envers cette bonté qui lui accordait la contemplation des seules vérités chères au chrétien. S’il a connu sur terre les joies de l’amour, il a pu sans regret ne faire que les traverser pour aller à Dieu, source même du bonheur, et, si elles lui ont été ici-bas refusées, il a trouvé dans l’appel du Christ, plus sûr que celui d’Eve, la force de les attendre uniquement du ciel, purifiées et mille fois plus délicieuses. Pour soutenir tout ensemble un tel renoncement