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le petit est devenu capable de lutter à son tour pour défendre et entretenir sa vie. Il semble qu’il n’y ait d’ailleurs absolument rien de commun entre les idées humaines de justice et de bonté et le plan de la création, du moins sur la terre jusqu’à l’apparition de l’homme. Pour prêter au divin la bonté et la justice, il semble qu’il faille le concevoir, sans fondement, à l’image du type humain; et lors même que cette assimilation pourrait être légitime, encore ces qualités devraient-elles, pour revêtir un caractère divin, être absolues, sans conditions qui pussent les borner, et par conséquent accomplies, parfaites. Or si la bonté et la justice humaines sont bien compatibles avec l’existence de la douleur, puisqu’elles ont pour objet principal de la prévenir ou de la compenser, il n’en est pas de même d’une bonté et d’une justice divines ; celles-ci, en tant que parfaites, ne seraient pas seulement tenues de corriger les effets du mal, elles seraient par essence même tenues d’exclure éternellement la douleur, et de créer et répartir éternellement dans l’univers la félicité la plus complète ; mais toute l’histoire biologique de notre planète proteste, hélas ! contre l’attribution de ces qualités humaines au divin. Il en résulte une antinomie cruelle entre les constatations de l’expérience et les intuitions optimistes sur lesquelles se fondent notre morale et notre esthétique. Après avoir relevé toutes les chances favorables à l’objectivité de ces intuitions, nous sommes donc contraints d’y opposer des chances, à peu près égales, qui y sont contraires. Si d’une part nous inclinons, sur la foi de nos suggestions intimes, à parier pour une existence ultérieure où notre besoin de justice, d’amour et de béatitude serait satisfait, d’autre part nous sommes sollicités par l’évidente immoralité des lois naturelles qui sont autour de nous l’expression du divin, à ne point sacrifier la satisfaction présente de nos appétits dans une gageure dont la condition aléatoire ne nous promet aucune compensation à ce sacrifice, puisque nous ne pourrions espérer d’en être dédommagés que par un acte de bonté ou, tout au moins, de justice divine. Nous sommes portés à perdre toute confiance, toute espérance dans nos relations avec le divin.

Cèderons-nous donc à la tentation de renier, comme fallacieuses, les voix de la conscience, d’étouffer comme stériles nos vœux et nos espérances d’ascension supra-terrestre, de refouler comme décevantes nos aspirations vers l’idéal exprimé par la beauté? Nous rejetterons-nous désespérément en arrière dans les étroites limites de la vie animale ? Dans ce cas nous imposerions à nos facultés proprement humaines un sacrifice plus grand encore que celui qu’exigerait de nos appétits sensuels le parti contraire. Il faut donc à tout prix essayer de concilier par une recherche opiniâtre les indications spontanées que nous trouvons au fond de