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notre cœur avec les données contraires en apparence de l’expérience externe. Mais cette recherche doit être prompte et bornée à des probabilités, sinon elle serait inutile, car autant vaudrait laisser au lent progrès de la science positive la tâche de résoudre les difficultés qu’il s’agit de vaincre. N’oublions pas, en effet, que nous voulons devancer ce progrès, parce qu’il nous faut vivre avant de connaître le secret de la vie ; nous ne demandons à la réflexion que des résultats approximatifs qui nous permettent de parier avec des chances suffisantes de gain ; la science positive ne nous fournit pas encore des règles de conduite assurées, et nous ne sommes obligés de parier que parce qu’elle n’est pas en état de substituer en nous la certitude au doute. Résignons-nous donc à déterminer seulement ce qu’il nous importe de savoir pour faire pencher, si peu que ce soit, la balance de notre choix. Or, si l’odieux spectacle auquel nous assistons de la lutte pour l’existence entre toutes les espèces terrestres nous scandalise, s’il offense en nous la conscience morale, en revanche le triomphe de la force aboutit à l’excellence de l’organisme révélée par la beauté de la forme, et notre sens esthétique y trouve son compte et vient réviser notre jugement moral et suspendre au moins notre indignation. L’harmonie dans les proportions n’est qu’un signe; elle annonce un progrès de la vie; la complexité et le concert des organes imposent à la forme entière du corps cette variété dans l’unité qui est une condition de la grâce; la démarche, le geste, traduisent les mouvemens de l’instinct et de la volonté ; chez les espèces supérieures, la fonction de la physionomie se dégage de toutes les autres, et elle apparaît entièrement distincte et spécialisée dans l’homme. L’homme, en outre, est doué de la plus grande aptitude à l’interprétation des formes ; son sens esthétique s’exerce, non-seulement sur les formes des êtres réels qui l’entourent, mais sur celles qu’il est capable de créer et dont les types lui sont indiqués, non fournis, par la réalité ; son imagination dépasse le réel et tend vers un échelon de la vie supérieur à celui qu’il occupe. Il n’y a pas de raison pour que la série ascensionnelle des êtres vivans s’arrête et se termine à lui; il est donc bien probable que son aspiration au mieux est objective au même titre que son interprétation de telle ou telle forme expressive revêtue par un être vivant sur la terre. L’astronomie et la géologie nous attestent que, depuis un temps incalculable, la nature en travail fait œuvre de vie, et nous la voyons élaborer encore ses productions pour réaliser quelque idéal obscur, mais indéniable; nous nous sentons entraînés dans cet élan gigantesque vers un but sublime. Ce n’est qu’en faisant violence à toutes les sollicitations de notre essence que nous y résistons; le remords nous avertit de nos déchéances, et aucune considération