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leur odeur nauséabonde empoisonne l’air que vous respirez ; pour vous en préserver, donnez quelque monnaie au gardien du troupeau, pauvre diable qui, accroupi à quelques pas de vous, le capuchon relevé sur sa tête rasée, reste stupéfait à la vue de ce qu’une bouche européenne peut engloutir. Parfois encore, c’est la rencontre d’une troupe d’âniers escortant, jusqu’à Sousse ou à Gabès, un long convoi d’alfa. La bande vous enveloppe de ses cris, tourbillonne autour de vous pour défendre les bêtes contre l’écrasement des roues, puis disparaît perdue dans un nuage de poussière.

L’alfa, que les indigènes des tribus du sud et les gens du Senet conduisent en nombreuses caravanes aux ports de la Skira, de Gabès, de Sousse et de Sfax, occupe en Tunisie de grandes zones, qui s’étendent entre l’Oued Zerad au nord, le Sahel et Sfax à l’est, Kassyn et Gafsa à l’ouest, les chotts El Djérid et El Fedjedj au sud. C’est une plante de la famille des graminées, aux feuilles enroulées, au point de paraître cylindriques, d’une hauteur de 30 à 50 centimètres, et propre à une foule d’usages. C’est grâce à elle que le prix du papier, en Europe, a beaucoup baissé. Il lui faut des terres arides, et sous ce rapport l’alfa tunisien n’a rien à désirer. On voit bien que l’alfa croît ici selon sa nature, en occupant à lui seul des étendues immenses. Si l’on tire sur les feuilles de manière à les détacher, sans briser la tige, la plante ne s’en trouve pas mal et continue à végéter; brise-t-on la tige, la plante meurt. M. J.-L. de Lanessan, dans son intéressante étude sur la Tunisie, nous dit que l’alfa est une denrée avec laquelle chacun est toujours sûr de faire de l’argent, et que c’est principalement le besoin du numéraire qui détermine la plus ou moins grande récolte qui s’en fait[1].

Lorsqu’on a vu passer devant ses yeux les petits fardeaux de la graminée que transportent des ânes et des chameaux, chacun d’eux escorté par son propriétaire, on a peine à s’expliquer comment une telle industrie peut faire vivre ceux qui la pratiquent. La valeur de l’alfa est de 5 à 7 piastres les 100 kilogrammes[2], et il ne s’en exploite pas moins de 10,000 tonnes; il faut donc qu’il y ait rémunération. Elle doit être bien légère, cette rémunération, car ce qui doit coûter à l’indigène, ce n’est pas de détacher la feuille, de la rouler en fardeau, mais de la transporter jusqu’au port d’embarquement. Heureusement, que dans ces doux et heureux climats, bêtes et gens ne mangent que ce qu’il faut pour vivre, et que le temps n’y a jamais été considéré comme monnaie.

M. de Lanessan désirerait que le gouvernement ou plutôt que le

  1. La Tunisie; chez Félix Alcan, 1887.
  2. Environ 3 fr. 50 cent.