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qu’elle est destinée, comme tant d’autres formes de l’activité humaine, à dormir, elle aussi, son dernier sommeil dans ce « linceul de pourpre où dorment les dieux morts, » et qui, pour être de pourpre, n’en est pas moins un linceul? A vrai dire, la question se pose à propos de toute manifestation du génie poétique. Mais elle devient particulièrement inquiétante et presque douloureuse quand il s’agit de cette poésie anglaise dont on nous parle en France depuis quelques années. Car il ne faut pas s’y tromper : d’autres littératures ont eu, dans ce siècle, leurs amuseurs, leurs dilettantes, leurs jongleurs de mots et d’idées, leurs Gautier ou leurs Baudelaire, résignés d’avance à n’être que des charmeurs, à n’agencer que des images et à ne faire résonner que des rimes. Les Anglais, fidèles au principe qui est au cœur de leur littérature nationale, ont tous été, de Shelley à Swinburne, et de Wordsworth à Robert Browning, des convaincus et des croyans. Tous, — si l’on excepte Keats, — ont lutté pour défendre ou pour détruire une idée. Tous ont vu dans leur art une chose infiniment grave, un ministère sacré, presque un apostolat. Tous ont professé, pour la pure littérature, pour l’art frivole et volontairement inutile, le même mépris que le grand romancier Tolstoï. La poésie, a dit l’un d’eux, est une « critique de la vie, » et par là Matthew Arnold ne se définissait pas seulement lui-même, mais il jugeait encore tous ceux, — ou presque tous ceux, — qui l’ont précédé ou suivi. Le pessimisme de Byron, le panthéisme humanitaire de Shelley, le culte passionné de Wordsworth pour la nature divinisée, les convictions républicaines de Swinburne, l’optimisme résolu et raisonné de Browning, en sont des preuves illustres; et, quant à Dante Gabriel Rossetti lui-même, qu’on nous donne en France bien à tort pour une sorte de virtuose de la sensation et de « décadent » de génie, jamais ouvrier de la rime a-t-il été un plus pieux et plus fervent apôtre, — fervent jusqu’à la dévotion et pieux jusqu’à la manie, — que ce chef de l’école « préraphaélite? » Il en est de même des vivans. Qu’importe si nos « décadens » ont fait école à Londres, s’ils y ont une chapelle et quelques desservans? Ceux-là sont des cosmopolites et des exotiques : ils ne nous intéressent que comme reflet de notre littérature nationale, et, quoique vivant à Londres, ils sont de Paris. Ni M. Lewis Morris, ni M. Roden Noël, ni M. Alfred Austin, ni plusieurs autres qui ont l’oreille du public anglais, ne sont infidèles à la tradition : pessimistes, socialistes et mystiques, c’est toujours « la douce et triste musique de l’humanité, » suivant le vers fameux de Wordsworth,


The still, sad music of humanity,