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bonté de l’œuvre. La plus médiocre des cathédrales est une œuvre pieuse et qui vaut par l’intention de l’architecte. Le plus pauvre sonnet de Wordsworth exige le respect et interdit le sourire. C’est cette notion un peu étroite, mais très noble, de la poésie que je voudrais essayer d’éclaircir par un exemple. Quels élémens l’ont formée? Quelle tournure d’esprit suppose-t-elle? Comment, et sous quelles influences s’est-elle développée? L’un des précurseurs, sinon les plus grands, du moins les plus curieux, de la période contemporaine, Samuel Taylor Coleridge, nous répondra peut-être.


I.

Coleridge, métaphysicien, poète, théologien, prédicateur, politicien, critique et causeur, à qui M. Brandl a consacré tout un gros et savant livre, naquit à Ottery-Saint-Mary, près d’Exeter, en 1772. Ses biographes ont soigneusement noté que son père, ministre de cette petite ville et homme remarquable à plus d’un égard, se distinguait par l’originalité de son caractère et l’étrangeté de ses manières. Ayant à enseigner la grammaire latine à des enfans, il imagina d’écrire un traité spécial dans lequel il avait modifié, pour les rendre plus clairs, les noms des cas de la déclinaison : ainsi l’ablatif était devenu « le cas quale-quare-quidditif. « Il paraît que ces simplifications faisaient, ainsi que certain appendice très savant sur l’origine de l’alphabet latin, la terreur des petits garçons d’Ottery. Le bon ministre était aussi très maladroit et très distrait. « Comme il partait une fois pour un voyage de quelques jours, sa femme lui mit un paquet de linge dans son sac, en lui disant : « N’oubliez pas, surtout, de mettre du linge frais tous les matins. » A son retour, elle trouva le sac vide. Il avait suivi scrupuleusement le conseil en mettant du linge frais, mais il avait oublié d’ôter l’autre. » L’anecdote est un peu puérile; mais elle éclaire bien l’influence sous laquelle grandit le jeune Coleridge, celle d’un père distrait, bienveillant et maniaque. Dès son enfance, il vécut souvent dans les nuages. C’était un garçon extraordinaire, qui jouait peu, mais lisait beaucoup. En 1781, son père étant mort, on l’envoya à Londres, à l’école de Christ’s Hospital. Là, enfermé entre de grands murs gris, dans la Cité fumeuse, il dévorait tous les livres qui lui tombaient sous la main, inquiétant ses maîtres par sa précocité merveilleuse et vivant dès lors d’une vie tout intérieure. De bonne heure il fut les Emnéades de Plotin, la Vie de Plotin par Porphyre, les hymnes de Synésius, les écrits de Jamblique. « Avant même ma quinzième année, a-t-il