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Parmi le brouillard et les nuées, sur les mâts et sur les haubans, — il se percha durant neuf soirées, — tandis que, toute la nuit, à travers le blanc brouillard, — luisait le blanc clair de lune.

« Dieu te garde, vieux marin ! — Des démons qui te tourmentent ainsi! — Pourquoi ce regard étrange? » — « C’est qu’avec mon arbalète — je tuai l’albatros. »


Voilà le crime du vieux marin, auquel s’associent, par leurs félicitations, ses compagnons. Dès lors, semblable au vaisseau fantôme de la légende, le navire est condamné à une lente et cruelle expiation. Un vent s’élève, qui l’emporte dans les régions brûlantes où l’on meurt de chaleur et de soif :


Dans un ciel chaud et tout de cuivre, — le soleil sanglant, à midi, — planait droit au-dessus des mâts, — pas plus grand que la lune.

Jour après jour, jour après jour, — nous demeurâmes sans un souffle ni un mouvement, — aussi immobiles qu’un vaisseau peint — sur un océan en peinture.

De l’eau, de l’eau partout, — et toutes les planches se contractaient, — de l’eau, de l’eau partout, — et pas une goutte d’eau à boire !

La mer même se putréfia : ô Christ! — que jamais cela ait dû se voir! — Même des êtres visqueux, avec des jambes, — rampaient sur la visqueuse mer!

Tout autour, en rond et en foule, — les feux de la mort dansaient la nuit; — l’eau, semblable aux huiles d’une magicienne, — brûlait verte, bleue et blanche.

Et quelques-uns, en rêve, connurent — l’Esprit qui nous tourmentait ainsi; — à neuf brasses au-dessous de la mer, il nous avait suivis — depuis la région du brouillard et de la neige.


« Cet esprit, — dit le commentaire marginal qui n’est pas la moindre curiosité de ce poème étrange, — était l’un des habitans invisibles de cette planète, qui ne sont ni des âmes ni des anges; on peut consulter à leur sujet le savant juif Josèphe et le platonicien de Constantinople, Michel Psellus. Ils sont très nombreux, et il n’y a ni climat ni élément qui n’en contienne un ou plusieurs. »

Dans leur angoisse, les compagnons du vieux marin veulent rejeter sur lui toute la faute, et, pour le signaler à la vengeance divine, ils lui attachent autour du cou le cadavre de l’albatros. Mais voici venir, à l’horizon, un vaisseau, ou, du moins, une apparition qui en a la forme : sur le soleil large et étincelant, ses voiles se détachent « comme des fils de la Vierge » dans un soir d’automne : et bientôt, ce navire surnaturel se rapprochant, le marin