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aperçoit deux fantômes debout sur le pont : l’un est la Mort; quant à l’autre,


Ses lèvres étaient rouges, ses regards hardis ; — elle avait les cheveux jaunes comme de l’or, — et la peau blanche comme celle d’un lépreux. — C’était ce cauchemar qu’on nomme « Vie-dans-la-mort, » — qui épaissit et gèle le sang de l’homme.

Ce squelette de navire vint près de notre bord, — et les deux spectres jouaient aux dés : — « La partie est finie. J’ai gagné ! » dit-elle (Vie-dans-la-Mort), — et elle siffla trois fois.

Le disque du soleil plonge; les étoiles jaillissent; — d’un seul bond vient la nuit; — avec un murmure lointain, sur la mer, — s’enfuit le vaisseau fantôme.

Nous écoutions et jetions sur le ciel des regards obliques ! — La peur semblait boire en mon cœur, comme dans une coupe, — le sang de ma vie. — Les étoiles se ternirent, la nuit s’épaissit, — la face du timonier, à la lueur de sa lampe, luisait, blanche; — des voiles tombait la rosée... — Enfin, au-dessus de la vague orientale, se leva — le croissant de la lune, avec une seule étoile — sur la pointe inférieure.

Tour à tour, à la clarté de la lune caniculaire, — sans même gémir ni soupirer, — chacun de mes compagnons tourna son visage dans une angoisse horrible, — et me maudit du regard.

Quatre fois cinquante hommes vivans, — sans que j’entendisse ni soupir ni gémissement, — d’un coup pesant, comme une masse sans vie, — tombèrent un à un.

Les âmes s’envolèrent des corps, — elles s’envolèrent à la félicité ou au malheur! — et chacune de ces âmes, en passant près de moi, — siffla comme siffle mon arbalète.


Alors un affreux supplice commence pour l’infortuné : debout sur le pont, « le cœur sec comme de la poussière, » il reste, seul vivant, parmi le charnier mouvant qu’est devenu le navire maudit, et toujours, dès qu’il ouvre les yeux, il rencontre les regards fixes de ses compagnons morts, braqués sur lui impitoyablement, dans une malédiction suprême. La folie le hante. Il lui semble que le ciel et que la mer « pèsent comme un poids sur son œil lassé. » Le sillon du navire devient rouge comme du sang; par derrière, des serpens « bleus, d’un vert lustré ou noirs comme du velours, » nagent dans des flammes d’or. Dans son délire, il bénit ces créatures de Dieu, et alors, par la pitié d’un saint sans doute, son cœur se détend : il prie, et l’albatros tombe dans la mer comme du plomb. La Vierge lui envoie le sommeil et la pluie libératrice.

Quand il s’éveille, il se sent léger comme un esprit; « je crus