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poètes. Nous n’avons jamais cru, notamment, à la philosophie de Victor Hugo. Nous voulons que les esprits se classent en catégories, comme les œuvres en genres.

Or Coleridge ne veut plus des genres et il ne croit pas aux catégories. Tout est dans tout, et les divisions que la raison met dans les choses, elle les tire d’elle-même et les impose, comme un cadre factice, à la réalité. Voulez-vous toucher le fond de cette intelligence? Écoutez-le parler des mystiques comme Jacob Bœhme, comme Fox ou comme William Law : « Les écrits de ces mystiques contribuèrent dans une large mesure à empêcher que mon esprit ne s’emprisonnât dans un système dogmatique quelconque... Ils me donnèrent un pressentiment vague, mais actif et bien vivant, que tous les résultats de la pure réflexion avaient en eux des germes de mort, qu’ils étaient pareils aux branchettes et aux ramilles qui font un bruit sec en hiver ; il fallait, pour que mon âme y trouvât une nourriture et un abri, qu’une sève y vînt de quelque racine que je n’avais pas encore découverte. S’ils étaient trop souvent, dans le jour, un nuage mouvant de fumée à mes yeux, ils n’en étaient pas moins une colonne de feu pendant la nuit, tandis que j’errais dans la solitude du doute, et ils me permettaient de longer, sans les traverser, les déserts sablonneux de l’incrédulité. » Le passage est curieux à plus d’un titre, et, si l’on faisait ici une étude des opinions religieuses de Coleridge, il y aurait fort à dire sur le fond même des idées. Mais nous ne cherchons qu’à définir un genre d’esprit, et il me semble que celui-ci peut se classer de prime abord : c’est un voyant, un de ces hommes dont l’Angleterre a fourni tant d’exemples en philosophie, en religion, en littérature. Il y avait du voyant en Carlyle et il y en avait dans ce grand manieur d’idées qui vient de mourir, Robert Browning ; il y en avait dans l’Anglais Shelley, comme dans l’Américain Emerson. A tous « le cœur tient lieu de cerveau. » Ils ne croient pas en la pensée pure ; ils la sentent limitée, bornée et pesante ; ils rêvent d’une faculté plus ailée, plus souple, plus agile, seule capable de dénouer les nœuds du réseau mystérieux qui nous étreint; ils ont le sentiment confus de la complexité du monde et de la complication de tout. « Vouloir des définitions de chaque mot, dit nettement Coleridge, c’est fermer la route à la vérité. » Le XVIIIe siècle avait cru en la raison et en l’analyse : ceux-ci ne crurent qu’en la divination et en l’intuition. Les uns avaient aimé les faits, les autres ne se complurent qu’aux symboles. Tandis que les uns avaient tout expliqué, les autres virent partout l’inexplicable et trouvèrent du miracle jusque dans le fait même de l’existence d’une société humaine. Tout leur sembla étrange, inouï et neuf, comme aux enfans : c’est pourquoi ils ont l’admiration si facile et