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résoudre à prendre la plume que pour noter, suivant son mot, « de neuves et frappantes images ; » chacun de ses petits poèmes, — j’entends ceux qu’on lit, et il n’y en a guère plus d’une douzaine, — est, si je puis dire, un spasme de l’imagination. Il faut, pour goûter Kuhla Khan ou Christabel, avoir un peu la fièvre et beaucoup de temps à perdre : car il y a un peu d’opium dans chacun des vers de Coleridge.

Rien n’aggrave cette disposition comme le culte que les romantiques anglais avaient voué à la nature. Car, si l’on peut bien dire que Victor Hugo et que Lamartine aient adoré, eux aussi, la nature physique, on ne peut pas dire qu’ils l’aient déifiée, comme Coleridge ou comme Shelley. Il y a toujours, d’un Français à un Anglais, même de génie, une différence de degré dans l’enthousiasme : plus de passion peut-être et plus d’entraînement tout d’abord chez l’un, mais plus d’application, plus de candeur, et, finalement, plus de religion vraie chez l’autre. Où nous ne voyons qu’un jeu poétique et qu’un amusement de l’esprit, les gens du Nord, — on en peut croire Mme de Staël, — voient une doctrine, et le plus souvent une morale. A vrai dire, ce n’était pas une nouveauté en Angleterre, vers 1798, que de s’apercevoir qu’il existe un univers physique: jamais la nature n’y avait été, comme dit Rousseau, « morte aux yeux des hommes; » jamais le classicisme n’avait à ce point émoussé les sens, et l’on trouverait même, si l’on écrivait l’histoire du sentiment de la nature, jusque dans les années les plus sèches du XVIIIe siècle, une transition entre les grands tableaux, largement et magnifiquement brossés de Milton, — qui mourut en 1674, — et les toiles mignardes, mais si fraîches, de Thomson, — qui, dès 1726, publiait le premier chant des Saisons. Qu’avions-nous en France, vers 1726, qu’on put comparer, pour le pittoresque, à ce Thomson aujourd’hui si peu lu et pourtant si charmant? La nature était donc, quand vinrent les lakistes, province conquise : elle faisait partie intégrante de l’âme anglaise. Seulement ils épurèrent, spiritualisèrent, en un mot divinisèrent cette notion, et ici encore l’Allemagne, « patrie de la pensée, » les y aida. Dans cette religiosité qui saisit l’homme en face de l’univers, dans ce panthéisme larmoyant et moralisant, dans ce culte du grand Pan, il y avait plus de Schiller, de Jacobi, de Schelling ou de Herder que de Diderot ou de Rousseau. C’était bien, si l’on veut, la même religion de la nature qu’avait professée notre XVIIIe siècle; c’étaient les mêmes transports, les mêmes attendrissemens et les mêmes extases : c’était toujours cette formule très large et très vague, — la meilleure qu’on ait encore trouvée pour tous les doutes, toutes les souffrances, tous les actes de foi et toutes les négations, puisqu’elle a satisfait Diderot comme Châteaubriand