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à la fois : aux Indes, où les Anglais, avec une science de la domination qu’on n’a point égalée depuis les Romains, gouvernent 200 millions d’Asiatiques ; — au Japon, où l’on nous recherche ; — en Chine, où l’on nous repousse ; — en Annam, où l’on nous subit, partout il s’agit de savoir si un peuple asiatique peut, sans périr ou sans abdiquer, se transformer dans le sens européen. Cette question, l’officier russe l’étudié dans les longs loisirs des garnisons d’hiver, et nous la posons à notre façon sur les côtes barbaresques, parmi ces Arabes qui peuvent devenir, selon la tournure des événemens, nos pires ennemis ou nos meilleurs auxiliaires.

Le conflit d’intérêts qui s’agite autour des Dardanelles n’est qu’un épisode de ce grand drame, mais non le moins émouvant, ici, nous n’avons plus devant nous des hommes jaunes ou cuivrés, une humanité de pagodes et de paravens que nous consentons tout juste à considérer comme nos frères à la condition qu’ils achètent nos vins et nos cotonnades. Les Osmanlis sont nos frères par l’origine, par le visage et par l’histoire, qui les mêle à toutes nos luttes. Ils représentent une Asie qui s’est implantée parmi nous bon gré mal gré. Ils sont à double face : chefs reconnus de l’Islam, et cependant membres de nos congrès, quand ils n’en sont pas les victimes.

Gardons-nous donc, à leur égard, des jugemens sommaires. Nous avons tous une petite consultation toute prête sur le sort de l’empire ottoman. Les médecins affluent, sans en être priés, au chevet du prétendu moribond, qui, de temps en temps, ouvre un œil oriental plein de finesse et retombe dans son apparente léthargie. Quand je suis tenté de prendre le ton doctoral, je me rappelle certaine circonstance officielle où je banquetais en compagnie de plusieurs dignitaires ottomans. Les gens d’Europe menaient grand tapage de mâchoires, de fourchettes et de paroles. Tour à tour expansifs et sentencieux, ils épanchaient leur verve, gesticulaient, péroraient, puis devenaient tendres et confidentiels. Les musulmans, impassibles, regardaient dans leur assiette. Ils mangeaient par condescendance, buvaient peu et semblaient les seuls graves dans une assemblée de fous. Vous n’êtes pas vous-mêmes sans avoir rencontré, dans quelque cérémonie, des chefs algériens contemplant, du haut de leur burnous dédaigneux, notre agitation en habit noir. Les Orientaux paraissent toujours nous faire une grâce, alors même qu’ils portent nos décorations ou qu’ils trompent le bout des lèvres dans la coupe de nos plaisirs. Ils diraient volontiers ce que pense au fond du cœur le général Tcheng-ki-Tong : « Vos machines sont supérieures, mais notre philosophie