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que le progrès n’est possible que par le concours, et, s’il se peut, la fusion complète de ces deux formes de l’activité. C’est pour avoir méconnu cette grande vérité que les peuples d’Asie sont restés stationnaires. Ils ne manquent ni de courage ni d’inspiration : mais le travail, abandonné aux vaincus, enfermé dans un cercle vicieux, perd la faculté d’inventer, parce que l’invention est une bataille perpétuelle qui met enjeu les plus hautes facultés de l’esprit ; et d’autre part le gouvernement languit, parce qu’il n’a point appris l’effort persévérant. Tout dépérit entre ses mains. Un homme de génie peut surgir, concevoir un plan, l’exécuter, surtout avec des instrumens étrangers ; mais aucune tradition ne soutient son œuvre, et l’héritier de son nom n’est pas celui de sa pensée.

Les Turcs n’ont point échappé à cette loi. C’est une erreur de croire qu’ils n’ont rien fait de solide : les historiens du XVIe siècle attestent qu’ils avaient alors les plus belles routes et les meilleures hôtelleries du monde. Au siècle dernier, quand ils se repliaient devant le prince Eugène, lady Montagne admirait encore les travaux d’art et l’entretien de la grande route stratégique de Belgrade à Andrinople. Aujourd’hui même, on ne peut faire un pas sans rencontrer les restes de cette ancienne prospérité : tantôt les larges dalles des chemins interrompus, tantôt d’admirables ponts dont les arches hardies se dressent au milieu d’une campagne trop souvent stérile. Les Soliman, les Kupruli devançaient leur temps. Mais ils n’ont point formé de tradition. Après eux, la route était négligée, le pont tombait en ruines. Quelles ressources d’esprit, chez les hommes d’état de la Turquie ! quel coup d’œil ! quel à-propos ! quelle fine et indulgente philosophie ! quel art pour démêler les intrigues ! quel courage en présence du danger ! Cependant ces dons naturels ont été trop souvent dépensés en pure perte. C’était une bonne et riche semence qui levait presque sans culture, sur un terroir incomparable : il ne s’est point trouvé d’administration bien montée pour emmagasiner et conserver la moisson. Ariel et Caliban n’ont point fait alliance : ils ont perpétué le divorce entre l’esprit qui gouverne et la matière qui obéit.

C’est ce qu’un gouverneur turc exprimait à sa manière par un apologue oriental, rapporté dans le livre de M. Blanqui : l’ami de M. Guizot essayait de lui persuader que tous les hommes sont égaux et qu’il fallait placer sur le même pied tous les sujets du sultan. « Oui, répondit Kiamil-Pacha, les poules et les canards sont des oiseaux ; mais tous les oiseaux ne savent pas nager. La question est de savoir quel est le meilleur gouvernement, celui des canards ou celui des poules : et c’est justement ce qu’en aucun pays les poules et les canards n’ont encore pu décider. »